Monsieur Nostalgie vagabonde entre rêveries et souvenirs littéraires dans ces jours incertains qui font le pont entre Noël et le Nouvel An. Il nous donne quelques pistes de lecture pour annihiler le temps…
Il y a comme un air de fin d’été, quand les plagistes remballent leur quincaille balnéaire et les enfants soldent leurs amours de sable. Cet entre-deux des fêtes de fin d’année laisse une impression de grande indécision et parfois d’accablement moral. C’est l’heure des bilans et des plans de reconquête. On griffonne sur un cahier à spirales, les minuscules victoires qui ne feront jamais oublier les défaites. L’Homme se construit dans l’échec, il en fait son lit. Les succès éphémères et fragiles sont juste là pour nous faire patienter. Ce sont des leurres. On aimerait se projeter mais l’idée même d’employer ce verbe progressiste empreint d’une démagogie votive nous écœure. Nous sommes dans un état d’attente. On dit adieu donc à cette année 2024 sans regret comme Giscard le fit dans son allocution télévisée du 31 décembre avec le millésime 1974 et une emphase pathologique.
Toute la philosophie occidentale repose sur ce paradoxe : illusions d’un monde perdu et lassitude d’un avenir chaotique. Cette année qui s’achève dans le brouillard et les incertitudes gouvernementales, nous avons lu, vu, écrit plus que de raison, malgré cette gesticulation permanente, un goût d’inachevé s’empare des Hommes restés sur leurs gardes. Dans trois jours à peine, nous accosterons en 2025 dans un pays plus parcellisé que jamais, cette fois-ci, il n’y aura plus d’Olympiades ou de résurrection de Notre-Dame pour nous amadouer. L’exposition Disco à la Philharmonie de Paris n’ouvrira ses portes qu’à la Saint-Valentin. L’élection de Miss France étant terminée, la prochaine étape de notre barnum national est prévue en avril avec le Paris-Roubaix et fin mai dans les loges de Roland-Garros. Les événements sportifs sont les dernières balises de notre mémoire. On ne se souvient déjà plus du nom de ce Premier ministre, comment s’appelait-il, le vieux monsieur cérémonieux aux cheveux blancs, d’allure athlétique, et puis cet autre, jeune et bavard, qui bondissait de guéret en guéret, d’un plateau à une manifestation agricole, comme Jean-Paul Belmondo dans une comédie de Lautner, son nom m’échappe.
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Seuls les champions, hérauts de la piste, perdurent dans l’Histoire nationale. Les autres disparaissent des annales de la République. La France épuise autant son personnel politique que ses citoyens, bataillons d’électeurs en dissidence. C’est le charme des vieilles nations qui dérivent sans cap mais s’enfoncent assurément dans les impasses. Alors, pour enjamber ces quelques jours qui nous séparent des cotillons mouillés et du champagne émoussé, on maugrée dans son coin, et on se réfugie dans la lecture. Les hommes d’action pédalent ou courent, les autres de mon espèce, piochent des livres comme on pêche à la main dans une rivière, par désœuvrement et plaisir interdit. Avez-vous senti le frémissement d’une truite fario qui glisse sous vos mains et vous échappe ? Ce délice impromptu est un luxe de provincial. Dans les bibliothèques, les livres sont plus disciplinés quoique certains ont la bougeotte. Vous savez qu’en décembre, j’ai le cœur grenadine, j’oublie un instant le flot de nouveautés qui inondent les librairies et je me replie sur mes tocades de chroniqueur dominical. Souvent le hasard guide mes choix et, par miracle, on tombe nez à nez avec un écrivain que l’on avait délaissé et qui nous rappelle le temps glorieux des rotatives.
Coup sur coup, j’ai relu deux livres de François Bott, disparu en 2022, au mois de septembre, presque jour pour jour, un an après le départ précipité de Roland Jaccard, son compagnon de route. Un livre sur Radiguet, L’enfant avec une canne paru chez Flammarion en 1995 et La traversée des jours au Cherche midi en 2010. Avec Bott, on cravache des Années folles aux grands boulevards, de France-Soir au Monde, c’est tout un pan de la critique littéraire qui défile. On y croise ses copains, Boudard, Nucéra, Cioran, Jacques Laurent, Sagan, Morlino et Cérésa. Ses patrons aussi admirés que Pierre Lazareff, que détestés à l’image de Françoise Giroud à L’Express (« Malgré les apparences, elle manquait totalement d’aménité et de bienveillance. Certains trouvaient ses sourires désarmants. En tout cas, ils n’étaient jamais désarmés »). Dans ses souvenirs de la République des Lettres de 1958 à 2008, Bott rallume la flamme de la presse écrite, son éclat et son onde. Il « réhabilite » même la Boyard : « Brassaï mesurait le temps de pose en fumant des cigarettes : une gauloise pour la lumière de l’aube, une boyard s’il faisait sombre. Á propos, la boyard n’a même pas eu de « nécro » quand elle a été supprimée par la Régie. Elle mériterait pourtant une thèse en Sorbonne, puisque Sartre brûla aussi ce gros module pour écrire L’Être et le Néant, et Godard pour tourner Pierrot le fou ».
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On se demande souvent à quoi sert la littérature. Et bien à ça, à lire un auteur dans la torpeur des fêtes, être saisi par une phrase, amusé par un mot, happé par le passé. Bott m’a poussé à investiguer. Je suis alors parti à la recherche des prix de vente des tabacs de la SEITA (Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) datant de mai 1955 ; j’y ai appris que l’étui de 20 Boyards coûtait 120 francs, soit plus cher que le paquet de 20 Gauloises Disque Bleu (90 francs) et moins cher que l’étui de 20 « Week-end » (140 francs). La palme des cigarettes les plus onéreuses en cette année 1955 revenait au paquet de 20 américaines « Kent » bout filtre au prix de 250 francs. Grâce à Bott, on touche à l’essence de la littérature, son inutile importance.
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