Lettre à ma cousine de province
Avec cette lettre, commencée le mois dernier, je voulais vous entretenir des péripéties cocasses qu’a provoquées la campagne pour l’accession au trône. McCaron pourrait-il ne pas succéder à McCaron?
Votre lointaine province ignore souvent ou n’apprend que très tard les événements secondaires, qui permettent à l’une ou à l’autre de nos figures politiciennes de rompre la monotonie des jours, et qui leur procurent l’illusion qu’elles ont encore quelque influence. Ces gens s’imaginent que si nous regardons avec tant d’intérêt leur index, c’est pour suivre la bonne direction, alors que nous attendons qu’ils nous la désignent pour lui tourner le dos.
Mélanchthon, notre Père Duchesne
C’est ainsi que j’aurais appelé à comparaître devant vous Jehan-Lucilien Mélanchthon (voir Un tribun au tribunal), chef ou plutôt Grand Maître maussade de La Montagne éruptive. Celui que je vous décrivais naguère en « imprécateur apoplectique et cabotin de tribune », qui voit un factieux dans toute personne qui ne lui est pas favorable, n’aime rien tant qu’éprouver l’effet de ses proclamations sur la foule de ses zélateurs. Les gazetiers tremblent devant lui ; or, il me paraît que, sous ses habits de matador, il craint l’adversité jusqu’à choisir ses opposants dans les disputes. Il manie l’outrance et l’outrage et force le trait pour faire sortir de la personne de son contradicteur un ennemi du genre humain. Il se donne alors à lui-même un tourment dont il accuse un autre -et souvent tous les autres- d’être la cause, alors qu’il ne trouve son d’origine que dans sa propre bile. Dans ses formules, et jusque dans sa véhémence tribunitienne on observe des passages de rituel d’exécration.
Il ne se risque jamais au-dehors de son repaire sans une sélection de ses courtisans, qui lui fait à la fois un cortège de protection et de louanges. De tous les candidats au trône, il est le seul qui exige une telle présence sur toutes les tribunes où il est invité (je ne parle pas ici des lieux où se tiennent les grandes assemblées venues entendre sa parole de prophète). Ils lui sont, comme pour un auteur de pièces de théâtre, une claque servile et arrogante, qui applaudit à ses saillies populacières et approuve ses diatribes menaçantes, et l’on croirait volontiers qu’elle lui a prêté un serment d’affidation.
Dans la vindicte, travaillé par le dépit ou peut-être la peur, encouragé par l’attente de ses troupes, il profère des injures et des menaces à la façon d’un Jacques René Hébert, animateur, sous la Révolution, de la publication fameuse Le Père Duchesne. Mais il est également un très brillant orateur, capable de beaux développements dans une langue exigeante, acharné à convaincre et, dans ce but, ne ménageant ni sa peine ni sa plume.
Rédégonde Garamécro reléguée dans la coulisse
Au plus près de lui, virevolte une garde rapprochée très active, un aréopage irritable prompt à pousser des cris d’orfraie et de décocher des traits empoisonnés contre la proie que son champion désigne. Dans les démonstrations de servilité que Jehan-Lucilien Mélanchthon accueille avec un plaisir non dissimulé, les moins assidus ne sont pas l’omniprésente Rédégonde Garamécro et son compagnon Alixtide-Andrea Mourjaunes. Notez, mon adorable, que ce couple prospère et bruyant a momentanément gagné la coulisse. On ne les voit plus, on ne les entend plus, et l’on en est fort heureux.
La marquise de Bravitude sous les lazzis des pingouins
La malle-poste n’attendra pas mon courrier, aussi dois-je en hâter la conclusion. Entendez encore la dernière nouvelle effarante : Éloïse de Bravitude a rallié Mélanchthon ! Vous avez bien lu, ma Délicieuse : la marquise se tient désormais au côté du Grand Éructant. Après la chute sans élan de Gouda Ier -lequel, afin de s’épargner le ridicule d’être poussé par un courant d’air hors de l’Élysée, avait déclaré le trône vacant- la déclaration de soutien, par Éloïse, au candidat des partageux, l’insignifiant Aristide Hanon, acrobate d’appareil que protégeait la redoutable Henriette du Mans aujourd’hui mairesse de Lille, demeura dans la seule périphérie de ses jolies lèvres, car nul ne l’entendit. C’est qu’elle avait vu la personne du jeune McCaron telle une révélation surnaturelle surgie d’une faille lumineuse dans le ciel. Transfigurée, extatique, elle s’en ouvrit au monde et à la ville.
On sait quelle audace elle peut manifester dans la brigue d’une charge ou d’une faveur ; elle n’avait pas hésité à quémander une circonscription à feu François Ier, lors d’une cérémonie des adieux au palais. Quand son tour fut venu de faire sa révérence, devant le Conseil d’en-Haut et la Cour, elle s’adressa sans ambages en ces termes au vieux prince : « Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi ? »
McCaron était à peine monté sur le trône qu’elle accompagnait sa victoire d’une pluie d’hommages et lui représentait dans le même temps l’avantage qu’il tirerait à l’employer : elle n’aurait de cesse de chanter sa louange et de servir sa gloire : « Je ne saurais mettre mon expérience qu’au service d’un prince tel que vous ! ». On dit que McCaron rapporta la scène aux membres de son clan qu’il recevait ou qu’il croisait dans un couloir du palais. Ceux-ci s’empressaient d’en colporter le récit, augmenté par quelques-uns d’une imitation de la voix d’Éloïse.
Puisqu’elle avait soutenu McCaron dans sa conquête du royaume, elle en attendait un poste ; elle fut nommé ambassadrice des Pôles, une charge sans solde. Elle l’accepta avec ravissement. Néanmoins, à peine avait-elle posé une botte fourrée sur la banquise, qu’elle se sentit gaussée. Observant à la jumelle un peuplement de manchots dits napoléon, elle y vit une assistance parisienne moqueuse, voire médisante. Elle sentit des regards vers elle, mais à la dérobée, qui se détournaient quand elle voulait les soutenir. Elle entendit nettement des murmures, des lazzis qui lui étaient destinés. Par surcroît de chagrin, l’infortunée Bravitude, qui souffrait d’être si éloignée de la vie politique, de ses charmes vénéneux, de ses complots d’antichambre, de ses rumeurs de cabinet, éprouvait la honte d’être la cible des médisances de ce qu’elle pensait être et n’était en réalité qu’une colonie de pingouins !
Voici donc l’ancienne candidate au trône de France, qui vient augmenter ses physionomies antérieures de celle d’une partisane des Robespierristes !
Cette nouvelle ne provoqua même pas l’étonnement chez les Français. Ils sont désormais habitués aux toquades successives et contradictoires de la Bravitude ; la « marquise de l’Arctique » a depuis longtemps négligé de consulter une boussole pour connaître la direction du Nord…
Un manège dangereux
Voilà, ma ravissante, je voulais partager avec vous mon divertissement, mais un vertige a saisi le monde. L’horizon s’est soudain obscurci ; dans son obscurité immense, traversée d’éclairs, un vacarme naît, enfle et se rapproche. La guerre est à nos portes : les survivants auront-ils encore des doigts pour se compter ? Et le Grand Forain de l’Univers, sait-il seulement où nous conduira la brutale accélération qu’il vient de donner au manège où nous avions pris place par hasard ? Nous n’avons pas pris garde à son nom : Les montagnes russes…
Votre cousin
Nota bene : j’ai trouvé chez un brocanteur un exemplaire de l‘Alphabet érotique de Joseph Apoux. Je regarde chaque soir, avant de m’endormir, plusieurs des croquis adorablement coquins qu’a dessinées cet inventif pornographe. J’ai résolu de vous l’offrir, avec la bague dite marguerite joliment diamantée que j’ai acquise dans la boutique de Boucheron, au Palais Royal. Chaque lettre est un modèle de figure érotique, et je ne doute pas que vous avez hâte, en lisant ceci, de les imiter toutes, dans ma compagnie. Certaines comptent jusqu’à quatre participants : nous ferons alors appel à ce joli palefrenier que vous appelez « mon page », et à cette délicieuse servante aux traits tout à la fois pleins et délicats, à la chevelure abondante et ondée : ils forment un couple qu’on dirait avoir été choisi par John Ruskin pour incarner son idéal préraphaélite.
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