Deux Français se sont imposés lors des deux premières étapes.
Du jamais vu depuis 1968. Pour la première fois, deux coureurs français ont remporté les deux premières étapes du Tour de France qui a débuté samedi en Italie : un vétéran de 33 ans, Romain Bardet, dont c’est la 11ème et dernière participation, qui s’est imposé dans la première (Florence-Rimini) à l’issue d’un exploit époustouflant et intrépide, et un néophyte de 23 ans, Kévin Vauquelin, dont lui, au contraire, c’est la toute première participation, et qui a franchi en solitaire le premier la ligne d’arrivée dans la deuxième (Cesenatico-Bologne), faisant déjà preuve d’une grande maturité et d’un flair aigu de la course.
En 1968, deux semaines à peine après la fin la plus longue grève générale de l’histoire de France, c’est un seul et même coureur, Charly Grosskost, un Alsacien de 24 ans, décédé en 2004, qui remporta les deux premières étapes, le 27 juin le prologue à Vittel, et le lendemain l’épreuve en ligne à Esch-sur Alzette (Luxembourg), ce qui lui valu de porter le maillot jaune pendant deux jours.
Regard empreint d’une vague mélancolie, avare en sourires, physique d’ascète, 1,84m de taille pour 65kg, Romain Bardet, l’Auvergnat de l’équipe néerlandaise DSM-Firmenich-Post-NL, n’a pas seulement levé samedi le bras de la victoire mais, pour la première fois de sa carrière, a enfilé le maillot jaune. Jusqu’alors, il avait dû se contenter de places d’honneur au général, notamment 2ème en 2016, 3ème l’année suivante, puis maillot à pois du meilleur grimpeur en 2019. Certes victime de la première passe d’armes entre les deux grands favoris, le flamboyant, le Slovène Tadej Pogačar qui ambitionne de réaliser le doublé Giro (Tour d’Italie) et Tour, et le modeste, vainqueur de deux dernières éditions, le Danois Jonas Vingegaard, il en a été dépossédé le lendemain. Depuis sa création en 1919, seulement deux autres coureurs n’ont été vêtus de jaune qu’un jour, Tony Gallopin en 2014, et Richard Virenque en 1992 et 2003, ce qui n’en demeure pas moins un insigne honneur…
Autre sans précédent dans ce Tour : les quatre premiers du général sont tous dans le même temps. Pour les départager, on a recouru au cumul des places qu’ils ont obtenues lors de ces deux jours. Relégué à la 5ème place, Bardet n’est ainsi qu’à six petites secondes du nouveau maillot jaune de Pogačar.
Quant à Kevin Vauquelin, barbichette et regard déterminé, pour s’imposer en solitaire, il a décroché dans la dernière montée de la côte à la pente par endroits de 20%, menant au monastère de San Luca sur les hauteurs de Bologne, classé patrimoine de l’humanité, ses deux derniers compagnons de l’échappée matinale, en accélérant progressivement son rythme. Taille 1,76 m pour 69kg, il n’a pas spécialement le physique d’un grimpeur. Pour expliquer sa réussite, il s’est borné à dire : « J’ai su être le plus malin ». De mémoire de chroniqueur, jamais un coureur n’a franchi la ligne d’arrivée en premier dès le deuxième jour de sa première participation au Tour. Pour cela, il ne suffit pas d’être malin. Il faut des qualités physiques propres à un champion.
Le cyclisme est un sport pour grands stratèges…
Cette 111ème édition de la Grande boucle s’impose comme celle des « premières fois ». C’est en effet la première fois en ses 121 ans d’existence (il n’a pas été couru durant les deux Guerres mondiales ; après la Seconde, il n’a été relancé qu’en 1947), que le Tour prend son départ d’Italie, plus exactement de Florence, tout un symbole. La capitale de la Toscane a été la ville du froid Nicolas Machiavel[1] et de l’illuminé fou de Dieu Jérôme Savonarole[2], la ville qui a enfanté, grâce ou à cause d’eux, au XVème siècle la politique moderne, à savoir l’art de la conquête du pouvoir par la ruse, le calcul, l’audace, la roublardise, l’intrigue, en somme tout ce qui fait l’essence du cyclisme. Dès lors, ce singulier sport devrait être obligatoire à Sciences po et à Saint-Cyr de Coëtquidan !
On gagne une course de trois semaines davantage avec sa tête qu’avec ses jambes. Il faut, en effet, à la fois être malin, tacticien, stratège et ambitieux, à l’instar de ces quelques grands politiciens que l’on qualifie de « florentins », dont le prototype français a été certainement François Mitterrand. Et tout directeur sportif d’une équipe cycliste devrait avoir comme livre de chevet Le Prince de Machiavel.
Pourquoi le Tour a boudé l’Italie si longtemps alors qu’il s’est élancé 26 fois de l’étranger ? Le premier départ hors de l’Hexagone remonte à 1954. Il fut donné à Amsterdam. Depuis, les Pays Bas l’ont accueilli six fois, devançant la Belgique, cinq fois, l’Allemagne quatre fois, Espagne, Luxembourg, Angleterre deux fois, Irlande, Danemark et Monaco (mais la principauté, est-ce vraiment l’étranger ?) une fois. Un temps, à l’époque de la mondialisation triomphante, il fut même envisagé de le faire commencer à New York.
Alors pourquoi jamais de l’Italie ? Parce que l’Italie et la France possèdent les deux uniques et plus prestigieux Grands Tours nationaux… Ces deux puissances cyclistes, mues par une sourde rivalité, se sont gardées d’aller rouler sur les plates-bandes de l’autre, de manière à préserver une « coexistence pacifique ». La Vuelta (le Tour d’Espagne), réellement créée qu’en 1954 dans un pays encore meurtri par une cruelle guerre civile, a longtemps fait figure de parent pauvre et, donc, en conséquence ne pouvait contester leur hégémonie cyclopédique.
Autre première fois, anecdotiquement cocasse, et très certainement ultime, lors de cette inaugurale étape outre-alpine, le Tour s’est offert une courte incursion, dans le second plus petit Etat d’Europe et le cinquième du monde, la République de San Marin, qui est aussi le plus ancien du Vieux continent et très certainement de la planète.
Mais, surtout, pour la première fois aussi de son histoire, le Tour ne se terminera pas à Paris. Cette 111ème édition s’achèvera le 21 juillet à Nice, sur un contre-la-montre de 33,7 km au départ de Monaco. S’il déroge à cette tradition séculaire, c’est bien évidemment en raison des J.O. qui se tiendront dans la capitale française de 26 juillet au 11 août.
C’est peut-être lors de cette ultime étape que se jouera la victoire finale, comme en 1989, quand un jeune Américain encore néophyte, Greg LeMond, inconnu du grand public, l’emporta de 8 secondes (la plus faible avance jamais enregistrée), sur le déjà chevronné double vainqueur, Laurent Fignon, l’intellectuel du peloton, qui se voyait déjà en possession d’un troisième titre à l’instar d’un Louison Bobet, le premier à remporter trois Grandes boucles de suite.
Un sport conservateur ?
Bien que réputé très conservateur, voire réac, le petit monde du vélo prouve que, si besoin est, il n’hésite pas à innover, à s’adapter à l’air du temps tout en restant fidèle à lui-même. Depuis sa création en 1903, le Tour n’a cessé de collectionner les « premières fois » en tous genres que nous évoquerons avec gourmandise au fil des 21 étapes et tout au long de ses 3498 km. En quelque sorte, le Tour est un mélange de conservatisme éclairé et de progressisme pondéré.
Ce Tour 2024 en est l’illustration criante. Il n’est pas du tout semblable aux précédents. Au point qu’on peut se demander, au vu de son itinéraire, s’il mérite encore d’être qualifié « de France ». Celui-ci se cantonne à un grand sud-est avec une brève escapade jusqu’à Troyes et Orléans et une incursion dans le sud-ouest – car un Tour sans au moins les cols du Tourmalet et de Peyresourde est inconcevable.
Certes, il y a déjà belle lurette que le parcours du Tour n’épouse plus le pourtour de l’Hexagone. C’est à partir de 1971, que la dite Grande boucle ne l’a plus été réellement car délaissant le plus souvent le nord et l’ouest pour se concentrer sur les Alpes et les Pyrénées et découvrir le Massif central qu’elle ignorait jusqu’alors, à cause de la réglementation de l’Union Cycliste internationale, qui, dans un souci « d’humanisation », a limité les trois Grands Tours (France, Italie et Espagne) à 3 500 km maxi, 21 étapes et imposé deux jours de repos.
Conséquence de cette triple contrainte, c’est en 2001 que le Tour est mué en un demi-tour de France, une année privilégiant l’Ouest du pays, l’autre l’Est, une fois dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre fois dans le sens contraire. Continuer à visiter les six coins de l’Hexagone aurait impliqué l’organisation de transferts démesurés… autrement dit matériellement impossibles. Le Tour, c’est l’équivalent d’une ville de près de 5000 habitants qui se déplace, avec ses camions, ses podiums, ses voitures se suiveurs, de 200 km en moyenne par jour.
Donc, après son excursion de trois jours de l’autre côté des Alpes, il regagne ce mardi la mère-patrie pour s’attaquer, d’emblée, à la haute-montage avec au menu deux cols de seconde catégorie, et un de première, le Galibier qui culmine à 2642 m, long de 23 km et une pente moyenne de 5,1%. Il sera très certainement le théâtre de la première sérieuse empoignade entre les deux grands favoris, Pogačar qui a survolé le Giro et Vingegaard, qui entend l’emporter pour la troisième fois consécutive malgré une grave chute au Tour du Pays basque dont les éventuelles séquelles peuvent le handicaper, ce qui au vu de ces deux premières étapes ne le semble pas.
Les duels pour la victoire finale entre deux coureurs aux personnalités antinomiques ont parfois fait le jeu d’un troisième larron : pourquoi celui-ci ne serait-il pas Romain Barret, au tempérament de baroudeur doublé d’un excellent grimpeur ? Un avenir de flibustier l’attend, redonnant à cette édition une saveur d’épopée. Les heurs et malheurs qui ponctuent une épreuve de trois semaines font que les vaincus sont parfois les plus forts.
« Le Tour, c’est la fête d’un été (…) de notre pays, d’une passion singulièrement française, a dit Louis Aragon[3] : tant pis pour ceux qui ne savent pas en partager les passions, les folies, les espoirs… »
A voir ces dernières années les foules qui se sont pressées le long des routes danoises, basques espagnoles, et italiennes, pour voir passer le peloton chamarré du Tour, la France semble ne plus avoir le monopole de « cette passion » singulière. Avec ses vins et spiritueux, c’est cette dernière que la France a su le mieux exporter…
[1] Nicolas Miachavel (1469-1527), Le Prince, L’Art de la Guerre, Le Discours sur la première décade de Tite Live.
[2] Savoranole (1452-1498), prédicateur dominicain qui mit Florence en coupe réglée et a fini par être pendu et brûlé.
[3] Louis Aragon (1897-1982), poète et romancier communiste, après avoir été surréaliste, auteur notamment du Paysan de Paris et Les Beaux quartiers.
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