Au lieu de célébrer l’anniversaire de la fin des accords de Bretton Woods, le 15 août 1971, il faudrait réfléchir à la création enfin d’un système monétaire international sain.
La décision prise au cœur de l’été 1971 par Richard Nixon de faire défaut sur l’obligation souscrite par les États-Unis de rembourser en or tout dollar qui lui serait présenté par une banque centrale étrangère est généralement présentée comme la fin du rôle monétaire de l’or, devenu une matière première comme une autre. La « faillite » américaine, car il s’agit bien de cela, aurait ouvert un nouveau monde de rationalité, éloigné de l’idolâtrie ridicule pour « la relique barbare », comme disait l’illustre économiste anglais, John Maynard Keynes. Le monde aurait fait un saut définitif dans la modernité, et écarté enfin des pratiques monétaires imprégnées d’idées d’un autre temps. Un demi-siècle après, la solution mise en place sur les décombres du système de Bretton Woods aurait assez prouvé sa pérennité et, pour beaucoup, la messe monétaire serait dite.
Lorsqu’on observe les faits avec un peu plus de finesse, on ne peut que remarquer que l’or comme étalon a plus été tué par la guerre de 14-18 que par la décision de Richard Nixon. Le monde n’a jamais réussi à revenir au régime monétaire international d’étalon or antérieur. La catastrophe monétaire allemande du début des années vingt, l’impossible contrainte sociale au Royaume-Uni pour tenter de rétablir le Sterling dans sa valeur d’avant-guerre, l’effroyable récession mondiale commencée aux États-Unis en 1929 et qui atteindra le monde entier, l’aggravation de la situation par les politiques anarchiques conduites par les États pour essayer de rétablir leurs comptes, toutes ces difficultés terribles ont signé l’obligation de passer à un autre mode d’organisation mondiale des paiements.
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Le premier plan de réorganisation monétaire est lancé… par les Nazis dès juin quarante et leur victoire éclair contre la coalition franco-anglaise. À cette date tout le monde en Europe, sauf le lucide Churchill, considère que la guerre est finie et qu’il faut désormais organiser la paix dans le camp occidental. Le plan Funk prétend définir le mode d’organisation monétaire de l’Europe Unie sous la férule du Reich millénaire. L’Allemagne manquait d’or. Le système de compensation proposé avait l’avantage d’en faire l’économie. Keynes est sollicité de critiquer ce plan pour le compte du gouvernement britannique et surprend son monde en le trouvant « épatant » et propose de le reprendre dans « une version honnête ».
La décision de Churchill de mener la guerre « jusqu’à la victoire » et le soutien de Roosevelt coupe la réflexion sur le plan allemand. L’entrée en guerre des Américains aux côtés des Britanniques dessine une perspective de victoire sur les forces de l’axe et relance, dès la fin de l’année 1940, les réflexions sur le nouveau système à mettre en œuvre dans l’après-guerre. Peu de gens savent que ce qui deviendra « les accords de Bretton Woods » est une négociation qui a duré tout le long de la guerre et que la conférence qui s’est tenue en juillet 1944, entre 44 pays alliés, y compris l’URSS et la Chine non communiste, cherchait à la fois à mieux sortir de la guerre qu’en 1918, à régler les difficultés d’avant-guerre et à créer un monde sans récession capable de profiter d’une croissance de longue durée.
Tout l’or du monde
Comme l’avait voulu Keynes, la nouvelle organisation était bien une « version honnête » du plan Funk, ne donnant qu’une place symbolique à l’or. Il était impossible de revenir à l’étalon or d’avant-guerre de 1914 pour une raison simple mais dirimante : pratiquement tout l’or était aux États-Unis ! Croire que Bretton-Woods a rétabli l’étalon or est un contresens historique et technique. On a mis en place un système de compensation contrôlée, avec des facilités d’ajustements de soldes de paiements pour les pays déficitaires. L’obsession des accords de 1944 est d’éviter les récessions au sein de la communauté des membres de l’Organisation des Nations Unis et même pour les futurs vaincus qui devaient être aidés dans leur reconstruction afin de ne pas empoisonner la conjoncture mondiale, comme dans les années vingt. Le commerce international devait s’ouvrir mais les pays étaient tenus responsables de leurs déficits et de leurs excédents qui devaient rester raisonnables. On pouvait dévaluer en cas de besoin, mais avec l’accord de tous. Le FMI devait surveiller tout le monde et veiller à ce que les règles soient respectées. L’histoire a tranché : sous ce régime monétaire, le monde a connu les Trente Glorieuses et les différents « miracles » qui ont vu les pays occidentaux puis orientaux sortir de la pauvreté.
Les « accords » avaient un défaut de structure qui avait été imposé subrepticement à la fin de la conférence et qui mettra Keynes dans une fureur terrible contre le négociateur anglais qui l’avait accepté : le dollar sera la monnaie qui servira in fine à la compensation des soldes des balances de paiements. C’était créer une dissymétrie entre les participants. La monnaie d’un pays obtenait un privilège exorbitant. On passait presque à un régime d’étalon dollar. C’est pour tenter d’éviter les inconvénients de cette situation que l’on a créé l’obligation pour les États-Unis de garantir la valeur or du dollar. Mais le ver était dans le fruit. Dès la fin des années cinquante l’utilisation abusive du dollar par le gouvernement des États-Unis est devenue problématique. Il a considéré que la faute en revenait aux autres qui devaient faire l’effort de maintenir la valeur or du dollar ! Avec Kennedy et Johnson, la dépense américaine flambe aussi bien pour soutenir des plans budgétaires internes, que la guerre de l’espace et celle du Vietnam. Nixon hérite d’une situation incontrôlable. Une couverture de Time Magazine présente le dollar comme assiégé et grignoté par les rats, certains à casque nazi (!?). Comme toujours les Américains présentent leurs déficits colossaux comme le fruit d’actions antiaméricaines et inamicales. « Le dollar est notre monnaie et votre problème » affirme un responsable aux pays qui s’inquiètent pour la valeur des dollars en stock dans leur banque centrale. Techniquement ce sont les Allemands qui, en faisant flotter le Deutsche mark et en rapatriant leur or, signent la mort des Accords de Bretton Woods. Nixon ne peut pas laisser partir tout ce qui lui reste d’or. Il fait défaut sans espoir de retour. Les changes flottants deviennent la solution « provisoire » rendue définitive lors de la conférence de Kingston, à la Jamaïque, en 1976.
Il ne faut pas croire que le système des changes flottants était un parangon de vertu économique soutenu par la doctrine. Dans tous les grands manuels d’économie de la fin des années soixante, on n’en parle pas ou presque pas : à peine une demi-page dans l’énorme manuel de référence en deux volumes de Raymond Barre, par exemple, et pour en marquer le caractère saugrenu…
Une instabilité perpétuelle
Le danger du système des changes flottants est qu’il ne régule pas les grands excédents ni les grands déficits. Si un pays accumule d’énormes excédents en monnaies étrangères, il déclenche un mécanisme très bien décrit par l’économiste français Jacques Rueff : la double hélice de crédits ! Le système bancaire du pays excédentaire peut s’appuyer sur les actifs accumulés pour augmenter les prêts. Mais comme l’industrie est très performante et compétitive, elle n’a pas besoin d’investir dans la production. Il ne reste que le prêt aux pays en déficit et la spéculation. Dans le pays déficitaire, comme l’industrie n’est pas compétitive, le besoin d’investissement est réduit. Là aussi l’argent emprunté va servir à la consommation et à la spéculation. Le flottement crée spontanément une incertitude qui implique de se garantir par des politiques de précaution et, à la fois, offre des opportunités spéculatives. L’économie devient un casino et un monde disjoint où le commerce international devient totalement déséquilibré. La spéculation finit toujours par une explosion qui provoque une récession. La première survient en 1973, la première « plus grave depuis 1929 », puis au début des années quatre-vingt, avec un épisode très dur aux États-Unis, puis en 1991-1992-1993, qui devient à son tour « la plus grave depuis 1929 », puis en 1998 et au début des années 2000. Le sommet est atteint en 2008 avec une crise gravissime qui dépasse dans ses pertes celle de 1929, même si les conséquences sociales ont pu être largement gommées par des politiques de déversements monétaires sans limite. L’abandon des dispositions des accords de Bretton-Woods a donc vu le retour des grandes récessions mondiales, avec des conséquences très néfastes pour de nombreux pays et notamment pour la France qui lui doit en 2019 l’essentiel de son endettement.
L’autre conséquence fâcheuse a été le tourment provoqué dans les projets d’Union Monétaire Européenne, définis à La Haye en 1969. Autant il était raisonnable de solidariser un peu plus les monnaies européennes dans un système mondial de changes fixes et modifiables par accord général, autant il devenait sportif de le faire dans un système de monnaies flottantes. L’aventure se terminera avec une monnaie unique qui ne permet pas d’ajuster les déséquilibres entre pays membres sans recourir à la récession contrôlée, dont on a vu le coût terrible en Grèce.
L’ouverture commerciale sans limite à la Chine et aux pays à très bas salaires, soit dans le cadre de l’OMC ou celui de l’Union Européenne, sans contrôle des excédents et des déficits excessifs, a entraîné un transfert de prospérité dans les pays émergents au détriment de l’emploi et du niveau de vie des classes moyennes des pays développés. Une fois de plus les États-Unis ont considéré que leurs gigantesques déficits, contrepartie du rôle monétaire du dollar comme monnaie du monde, étaient de la responsabilité des autres et pas d’eux-mêmes. La loi TFTEA, passée sous Obama, permet de sanctionner tout pays ayant des excédents vis-à-vis des États-Unis, en même temps que l’emploi du dollar justifie l’externalisation de la loi américaine au monde entier. On en revient au début des années soixante, moment où les États-Unis considéraient déjà que les alliés n’en faisaient pas assez et devaient leur acheter leurs armes et leurs produits en masse, en contrepartie de leur protection. Le Président Biden ne diffère pas sur ce sujet de ses prédécesseurs Trump et Obama. L’anniversaire de la destruction des accords de Bretton Woods n’est pas une fête de la rationalité économique triomphante mais l’occasion de réfléchir aux conséquences désastreuses en termes de récessions, de conflits, de déséquilibres outranciers et de pertes de croissance, du détestable système des changes flottants. L’établissement d’un système monétaire international sain, égalitaire, non spéculatif et capable d’éviter les récessions périodiques et les conflits commerciaux, est toujours un projet à construire.