La carte postale de Pascal Louvrier
C’était en 1992. Michel Déon m’avait invité dans son studio rue de Beaune, à Paris. Il m’avait servi un Jameson sans glace, avait allumé un petit cigare et nous avions parlé littérature, en particulier de Paul Morand dont il appréciait les nouvelles. « C’est un sprinter », m’avait-il dit de sa voix nicotinée. C’est curieux, je l’entends encore, cette voix un peu désaccordée, manquant de force, mais profonde. Il avait le regard malicieux. Il n’était dupe de rien ni de personne, et pouvait être féroce. Le prix Paul Morand (300.000 francs) venait d’être décerné à Philippe Sollers. L’auteur de La Fête à Venise avait encaissé le chèque sans aucun remerciement. « C’est bien un fils de bourgeois, m’avait-il dit. Il considère que tout lui est dû. »
Déon avait publié La montée du soir. J’avais apporté un exemplaire de son roman pour qu’il me le dédicace. Je l’ai retrouvé par hasard avant de quitter Paris pour les terres du haut Limousin et de longues promenades que j’espérais revigorantes. Voici sa dédicace : « Pour Pascal Louvrier, cette interrogation sur la fin des fins et les mille regrets d’une belle aventure, avec mon amitié morandienne. »
Déon, né à Paris en 1919, est mort le 28 décembre 2016. Il avait donc 73 ans lors de cette visite. La montée du soir raconte l’histoire de Gilbert Audubon, patron d’usine depuis deux générations, qui part en randonnée. Ça grimpe raide jusqu’au sommet. C’est l’acmé de son existence en réalité. Audubon, double de l’écrivain, fait une pause, craignant un infarctus (l’une des hantises présente dans l’œuvre de Déon). Il admire la beauté des crêtes nimbées de brume bleutée. Méditation sur les forces vitales qui vous quittent peu à peu : « Ici, il importe de reprendre son souffle, de s’asseoir sur un roc qui affecte plus ou moins la forme d’un siège, de poser son fusil de chasse, sa canne ou son piolet et de contempler, avant de redescendre par l’autre versant, la splendeur de l’Éden qui nous a été donné. »
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Il respire encore profondément, avant de redescendre vers la verte vallée. Sur le chemin escarpé du retour, sa canne glisse et disparaît dans un roncier. Il l’avait trouvée dix ans auparavant alors qu’il escaladait le Cervin. Elle ne portait pas de nom, juste deux initiales gravées dans la poignée : A & G, et une date, 1975. G comme Gilbert, son prénom, et A comme Angèle, sa maîtresse. Cette dernière vient de le quitter pour un homme plus riche que lui. Il l’apprend une fois arrivé au village. Il ne lui reste plus qu’à affronter le ton sarcastique de sa femme, Marie. Gilbert, chez lui, retrouve brisé le madrépore qu’il avait rapporté de la Mer rouge, en hommage à Henry de Monfreid. Michel Déon pose alors la question : « À quel moment de son existence un homme découvre-t-il que la perte des jouets de sa vie – une canne d’alpiniste, une statuette de corail – l’affecte plus que la perte de la femme aimée ? » L’écrivain s’interroge encore et cette interrogation est poignante : « Et a-t-il vraiment perdu ces objets ou ne l’ont-ils pas plutôt quitté comme on abandonne un navire en détresse avant qu’il sombre ? »
Gilbert se souvient de sa première rencontre avec Angèle, un 31 décembre : « À minuit, au cours des embrassades, Gilbert a su dans la seconde où sa joue a rencontré la joue d’Angèle, où ses lèvres l’ont effleurée qu’il venait d’entrer aveuglément dans une zone de totale insécurité : il aimait. » Et déjà la rupture amoureuse était écrite…
Gilbert part à la recherche de la canne en compagnie de son chien. On pense ici à l’auteur des Poneys sauvages se promenant avec son braque de Weimar en Irlande, pays d’adoption où il mourut dans les bras de sa femme, Alice.
La montée du soir, roman maîtrisé, permet de retrouver la petite musique déonienne qui vous serre le cœur.