Certaines recettes tombent dans le domaine public et d’autres dans l’oubli. Au sommet de son art, le chef Bruno Verjus a exhumé celle de la tarte aux pralines, dessert iconique du regretté Alain Chapel, qui lui-même la tenait d’une femme de chambre espagnole.
C’est la dimension incroyablement éphémère de la cuisine : quand un grand chef disparaît, il ne reste plus rien de lui, juste quelques souvenirs de plats et de recettes, des anecdotes, des amitiés, des disciples et des émotions partagées. Le peintre laisse des tableaux, l’écrivain des livres, le cinéaste des films mais le grand chef, rien… Il a emporté son art et sa main dans la tombe. C’est pourquoi les gastronomes d’aujourd’hui regrettent tellement de ne pas avoir connu Alain Chapel, de Mionnay, dans la Dombes, mort en 1990. Ce chef campagnard de légende s’approvisionnait naturellement chez les paysans près de chez lui car, à l’époque, les fermiers ne vivaient pas de subventions européennes, ils pratiquaient la polyculture, leurs terres n’avaient pas été transformées en parking pour grandes surfaces, ils étaient fiers et n’allaient pas se ridiculiser devant Karine Le Marchand dans « L’amour est dans le pré ».
Alain Chapel, un type à part
À défaut d’avoir connu Chapel et cet âge d’or d’une cuisine française reliée à la terre, on peut toujours redécouvrir son dessert mythique que le chef Bruno Verjus a remis au goût du jour dans son restaurant Table, près du marché d’Aligre, à Paris : la tarte aux pralines !
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Il faut vous dire d’abord que cet ancien médecin devenu cuisinier autodidacte est un cas isolé, un type vraiment à part, pétri de poésie mais aussi sensible qu’un oursin. Son restaurant étoilé, qu’il a eu l’audace de créer à l’âge où l’on commence d’ordinaire à préparer sa retraite, est l’un des très rares à susciter chez nous l’enthousiasme : cette étincelle qui soudain surgit en soi et que les anciens Grecs tenaient pour divine. La pureté des produits et la manière en apparence toute simple avec laquelle ils sont assaisonnés, cuits et servis, nous donnent à chaque fois le sentiment d’une révélation, comme si Verjus avait été le premier à révéler leur goût et leur énergie cachés. Pas étonnant, donc, que le magazine américain Forbes ait classé Table parmi les dix meilleurs restaurants du monde en 2021.
Le jour de ma visite, au déjeuner, la police est venue contrôler ce restaurant en plein service. Preuve que la psychose sanitaire est non seulement infantilisante (comme le dit justement BHL), mais aussi grossière et brutale : un peu comme si la police entrait sur la scène de l’Opéra de Paris en plein spectacle pour demander leur passe aux chanteurs…
Nous, nous étions simplement venus pour goûter la tarte aux pralines d’Alain Chapel. Un grand dessert de cuisinier, entré dans l’histoire de la gastronomie française au même titre que la tarte au chocolat de Bernard Pacaud ou que le millefeuille au miel sauvage d’Alain Passard. Contrairement aux desserts de pâtissiers, qui veulent nous en mettre plein la vue avec leur virtuosité technique, les desserts de cuisiniers, eux, sont doux et paisibles, ils respectent le rythme du repas et nous touchent au cœur, ils nous aiguisent le palais et nous donnent envie de manger à nouveau…
Un restaurant ouvert en 2012
Bruno Verjus est né en 1959 à Roanne, ville du confiseur et chocolatier Auguste Pralus, à qui l’on doit l’invention de la « praluline », cette délicieuse brioche farcie d’amandes enrobées de sucre rose qui a bercé l’enfance de Bruno. François Pralus, le fils d’Auguste, perpétue d’ailleurs avec talent l’héritage familial de la maison fondée en 1948, en utilisant toujours des chaudrons en cuivre.
Quand Verjus ouvre son restaurant en 2012, cet écrivain-voyageur du goût n’a qu’une hâte : retrouver la recette de la tarte aux pralines qu’Alain Chapel avait inventée en 1975 et qui, à force d’être copiée, était devenue l’une des plus célèbres spécialités de la région lyonnaise. « Chapel avait gardé la recette secrète. C’est Fred Ménager, son collaborateur dans les années 1980, et aujourd’hui chef de la ferme auberge de la Ruchotte, près de Beaune, qui a bien voulu me la transmettre en me faisant jurer de ne pas la dévoiler. »
L’origine de cette recette est étonnante. Henry Cornil (un nom à la Alphonse Daudet !), homme d’affaires lyonnais et gastronome passionné, demande un jour à Chapel pourquoi il ne propose pas de tarte aux pralines. Interloqué, celui-ci répond : « C’est quoi, une tarte aux pralines ? » Cornil dit alors que sa cuisinière lui en prépare tous les dimanches et promet au génie de la cuisine française de lui en apporter une le lendemain.
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Chapel goûte et tombe des nues… Après quelques semaines d’essais, il inscrit ce dessert venu de « nulle part » à sa carte, sans interruption jusqu’à sa mort. Voulant savoir qui était cette mystérieuse cuisinière, Verjus interroge le petit-fils d’Henry Cornil et découvre qu’il s’agissait d’une Espagnole originaire de Cantabrie, petite province fertile située entre le Pays basque et les Asturies. Dans cette « petite Suisse » située au bord de l’océan, on fabrique depuis des siècles, de mère en fille, une merveilleuse tarte au sucre nappée de crème fraîche (qui s’est d’ailleurs retrouvée chez nous, dans le Nord, quand la Flandre française était sous domination espagnole, aux xvie et xviie siècles). « Arrivée à Lyon, imagine Verjus, cette cuisinière espagnole a découvert les pralines et a eu l’idée de les broyer à la place du sucre, c’est comme cela que les choses ont dû se passer. » C’est ainsi que le plus grand des cuisiniers français du xxesiècle a créé son dessert de légende : en s’inspirant d’une simple tarte improvisée par une cuisinière anonyme… « Le génie de Chapel est d’avoir créé un équilibre entre la fraîcheur acidulée de la crème fraîche du jour et le sucre croustillant des pralines, explique Bruno Verjus. C’est un dessert sapide et léger qui traduit un regard d’enfant et que je propose après avoir servi un petit pot de crème glacée à la praline. »
Mesdames et Messieurs les grands chefs pâtissiers, quand vous serez capables de donner de l’amour et de l’émotion dans vos gâteaux, au lieu de jouer aux virtuoses et de créer des « bijoux » dignes de la place Vendôme, nous serons les premiers à vous rendre hommage !
Table
3, rue de Prague, 75012 Paris.
Boutique Pralus
35, rue Rambuteau, 75004 Paris.