Toute ressemblance avec une Constitution rejetée il y a deux ans est purement fortuite. Puisqu’on vous dit que le texte paraphé à Lisbonne par les dirigeants européens n’est pas une Constitution, mais un modeste traité modificatif – simplifié de surcroît. Admettons. Peut-être même est-ce parfaitement exact, juridiquement parlant. Reste que j’ai tout de même l’impression qu’on fait ingurgiter aux Français en petits morceaux le plat dont ils n’ont pas voulu il y a trente mois. Et, au risque de choquer, j’ajouterai que c’est tant mieux. Oui, vous avez bien lu : ce que d’aucuns considèrent comme un « déni de démocratie » me parait parfaitement légitime. Le président Sarkozy devrait l’assumer pleinement.
Des Constitutions (et des traités modificatifs), il ne faut pas juger avec des yeux d’avocat mais avec ceux de l’historien. La lettre des textes, au fond, importe peu – les Américains se débrouillent assez bien avec le leur qui est vieux de deux siècles. L’essentiel, c’est leur esprit qui s’incarne dans des institutions. La première qualité d’une Constitution, disait Napoléon, est d’être vague. En matière européenne, ce sont les lois votées par les Parlements et interprétées par les juridictions nationales qui comptent. En conséquence, appelez-le comme ça vous chante – « nouveau », « simplifié »… – le Traité de Lisbonne est bien le jumeau du texte rejeté sans ambiguïté par les Français et les Hollandais en mai 2005.
Laissons donc là le débat juridique pour nous intéresser au seul qui vaille en l’occurrence, le débat politique. La question européenne fait ressurgir le clivage entre gouvernés et gouvernants, que la théorie démocratique a tout intérêt à planquer sous le tapis puisque les seconds sont supposés être de pures émanations des premiers. Il suffit d’entendre Jack Lang tresser des lauriers à Nicolas Sarkozy pour se rappeler que l’Europe ne sépare pas la droite de la gauche mais dresse les citoyens contre leurs dirigeants (encore que ces louanges ont peut-être, qui sait, une autre fonction…). Toutes obédiences confondues, la classe dirigeante française (du moins celle qui représente les partis dits de gouvernement) partage trois certitudes. Primo, la construction européenne est un intérêt vital de la France ; secundo, la Constitution rejetée en mai 2005 était la « moins pire » des façons de consolider l’Union ; tertio, la victoire du « non » a traduit une panne générale de la confiance politique bien plus qu’un refus de l’Europe. Les Français ont dit « non » à Chirac bien plus qu’à la Constitution.
Forts de cette conviction, les principaux politiciens français soutiennent le tour de passe-passe réalisé par Sarko-Majax qui a transformé une Constitution en mini-traité comme d’autres changent des lapins en colombes. Ils ont bien raison. S’il ne s’était pas engagé à choisir la ratification parlementaire, le président français n’aurait jamais convaincu ses partenaires européens de négocier ce nouveau texte. Or, le train de l’Europe a déjà quitté la gare et la France n’en est plus à se demander si elle va monter dedans ou pas : il lui faut batailler pour être dans la locomotive – aux commandes. Le point de non-retour a été atteint dans les années 80 et 90 du XXe siècle, quand les citoyens ont accepté l’intégration de leur « cher et vieux pays » à un ensemble plus vaste. Dès lors, les intérêts vitaux de l’Europe faisaient partie des intérêts vitaux de la France. Autrement dit, nous avons déjà quitté l’Etat-nation classique pour nous diriger vers une Europe capable d’assumer les compétences que lui ont déléguées les Etats. Nous sommes au milieu du chemin, dans un terrain vague exposé à tous les vents mauvais. Il faut le traverser en courant.
Histoire d’aggraver mon cas, j’ajouterai que le président était légitime à contourner le suffrage universel – car c’est bien ce qu’il a fait. Il n’a pas seulement respecté une promesse électorale, il a aussi mis en œuvre un engagement des deux autres prétendants majeurs. Et puis, on ne peut pas dire que les Français ont été pris en traitres comme des consommateurs abusés par des clauses en tout petits caractères sur un contrat. Les électeurs ne pouvaient pas ignorer que Nicolas Sarkozy leur repasserait le plat constitutionnel. Sans référendum. J’ai envie d’en conclure que les Français sont moins anti-européens que beaucoup de mes amis. Mais peut-être veulent-ils qu’on leur force un peu la main.
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