Le 1er mars 2011, les principaux actionnaires de Libération nommaient Nicolas Demorand à la tête du quotidien, en remplacement de Laurent Joffrin, lui-même arrivé rue Béranger en 2006 pour reprendre le siège laissé vacant par Serge July après ce celui-ci ait réussi à liguer contre sa personne les actionnaires et les salariés de Libé.
Lors de la nomination de Nicolas Demorand aux postes de directeur de la rédaction et de directeur de la publication, une très courte majorité des journalistes (56 %) approuva cette décision . Quatre mois plus tard, ces mêmes journalistes votaient à 78% une motion de défiance à l’encontre de leur nouveau patron. Apparemment, cette révolte généralisée portait sur des points mineurs (refus de la direction de requalifier en CDI un poste de journaliste en CDD, le réaménagement sans concertation d’une rubrique du quotidien, et le recrutement jugé peu opportun d’un protégé de Demorand pour suivre la campagne présidentielle).
Nicolas Demorand commenta ce vote comme une « alerte » dont il saurait tenir compte. Et il avait raison : ces « détails » portaient en fait sur des comportements sociaux généralement attribués par le quotidien de la rue Béranger à la droite sarkozyste et au patronat rétrograde (précarité, refus du dialogue, népotisme) et que le journal ne cesse de vilipender, y compris dans les pompeux éditos de son directeur.
Force est de constater que Nicolas Demorand n’a pas voulu tenir compte de cette alerte, pensant que les bonnes ventes actuelles (ou disons les ventes moins mauvaises) de Libé étaient le seul indicateur valable quant à la bonne marche de son entreprise. Résultat, aujourd’hui, c’est une pure et simple déclaration de guerre que viennent de lui adresser les journalistes et l’ensemble des salariés du quotidien. Voici, en intégralité, le document issu de leur Assemblée Générale :
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COMMUNIQUÉ DE L’ÉQUIPE DE LIBÉRATION
Lundi 2 avril, l’assemblée générale convoquée par la SCPL [1] s’est réunie dans la salle du hublot. Une large majorité des personnels de Libération y a participé dans une ambiance calme et résolue.
Au cours de cette assemblée, s’est exprimé un grand malaise, qui tient d’abord au sentiment d’être dépossédé du journal. Bien souvent, nous ne nous y reconnaissons plus.
La direction semble ne pas avoir de politique relative à chaque domaine du journal, du sport à l’économie, de la politique à la société, du web à la culture. Elle ne tient aucun compte de ce que les rédacteurs, eux, peuvent en savoir selon leurs compétences et leur aptitude à travailler ensemble. De là, le sentiment général d’être l’objet d’un mépris, encore accentué par l’attitude autoritaire et arrogante de la direction. Et ce, dix mois après que l’équipe a voté à une large majorité une motion de défiance. Un an après l’arrivée de Nicolas Demorand, la greffe n’a pas pris.
La liste des griefs est longue :
– Des Unes racoleuses qui tantôt défigurent Libération, tantôt vont à l’encontre des valeurs qui ont toujours été les siennes.
– De pseudo-événements basés sur des interviews et non sur des reportages et enquêtes.
– Un traitement éditorial partisan en matière politique, qui semble inféoder le journal au PS.
– La mise à l’écart de continents entiers du journal, comme le social, l’environnement, l’immigration.
– Des embauches de cadres répondant à une logique discrétionnaire, sur fond de précarisation croissante des pigistes.
– Des divergences évidentes au sein de l’équipe de direction qui conduisent à la confusion tant rédactionnelle qu’organisationnelle.
– Des opérations publicitaires contestables lancées sans consultation de la SCPL en dépit des engagements pris par la direction.
Le sentiment prévalent est que l’équipe de direction s’est surtout souciée d’asseoir son pouvoir plutôt que de se mettre au service du journal. Libération ne se fera pas sans son équipe. L’équipe demande à entendre la direction sur l’ensemble de ces points, et se déterminera en conséquence.
L’équipe réunie en AG.
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Que dire de ce texte aussi calme dans sa forme que violent sur le fond ? Certes, certaines de ces accusations pourraient se retrouver dans les cahiers de doléances de n’importe quelle entreprise, fut-elle de la métallurgie ou de l’hôtellerie (« mépris », « attitude autoritaire et arrogante de la direction », mauvaise utilisation des compétences des salariés). En revanche, les sept griefs spécialement listés par le personnel de Libé, résument parfaitement le malaise de bien des journalistes dans bien des rédactions où les managers, les publicitaires et les éditocrates se sont appropriés le pouvoir. Or, si plus personne ne préconise l’autogestion, chacun devrait savoir qu’on ne fait pas de bons journaux sans les journalistes, sans l’adhésion de ceux-ci au projet de la direction et des actionnaires.
Un de ces griefs, pourra étonner certains lecteurs , celui qui reproche à Demorand « un traitement éditorial partisan en matière politique, qui semble inféoder le journal au PS. ». Mais enfin, me dira-t-on, Libé a toujours été de gauche, et ses journalistes aussi. Sauf que d’abord, la gauche ne se résume pas au seul Parti Socialiste, surtout dans cette présidentielle. Et qu’ensuite, un journaliste de gauche, voire socialiste, n’est pas forcément preneur quand son quotidien se transforme jour après jour en tract de campagne pour François Hollande, au détriment des enquêtes, des reportages, des analyses, bref du sérieux.
Nicolas Demorand, dont toute la gauche bienpensante ne cesse de louer la capacité d’être à l’écoute de la société n’a pas su entendre le ras-le-bol qui sourdait dans sa propre société.
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