Un prix Simon Leys, vite!


Un prix Simon Leys, vite!
Simon Leys, en 2005, avec Hélène Carrère d'Encausse (Photo : SIPA.00512510_000006)
Simon Leys, en 2005, avec Hélène Carrère d'Encausse (Photo : SIPA.00512510_000006)

Il manque, dans notre république des lettres, une distinction qui rende hommage, et justice, à des écrits et des auteurs dont les livres furent ignorés, confinés à une audience confidentielle par le système éditorial et médiatique dominant, alors qu’ils éclairaient de leurs intuitions un présent indéchiffrable. Il faudrait créer d’urgence un prix littéraire rétroactif qui sauve des poubelles de l’histoire littéraire et intellectuelle, et parfois du pilon, les précurseurs d’idées et de concepts aujourd’hui annexés par ceux-là mêmes qui, naguère, les écrasaient de leur mépris.

Le parrainage de ce prix s’impose d’emblée : il devrait être placé sous le patronage du sinologue belge Simon Leys, alias Pierre Ryckmans, décédé en 2014 dans la lointaine Australie. Son livre majeur, Les Habits neufs du président Mao, analyse implacable et documentée de la folie meurtrière maoïste, est publié en 1971, alors que la « grande révolution culturelle prolétarienne » bat son plein en Chine, sous les vivats de Saint-Germain-des-Prés et des « grands intellectuels » de l’époque, Roland Barthes, Philippe Sollers, Michel Foucault, Jean-Paul Sartre… À sa sortie, l’ouvrage est exécuté en quelques lignes dans les colonnes du Monde par un idiot utile du Grand Timonier, correspondant du journal vespéral à Pékin, suivi par tout le troupeau de la critique installée, à la notable exception de Bernard Pivot.[access capability= »lire_inedits »] Cette mésaventure politico-littéraire inspire à Simon Leys cet aphorisme aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’était hier : « La pire manière d’avoir tort, c’est d’avoir raison trop tôt. »

Ce prix Simon Leys, à la création et à la dotation duquel s’honorerait de présider l’Académie française (ce pourrait être le premier combat de notre ami Alain Finkielkraut au sein de cette noble institution), viendrait rendre à César ce qui revient à César, ôtant l’envie aux charognards de la vie intellectuelle d’exhumer à des fins d’appropriation les idées qu’ils n’ont pas eues, ou celles qu’ils ont combattues. Il est vrai que, malheureusement, nombre de lauréats potentiels de ce prix ne sont plus de ce monde, mais on décerne bien la Légion d’honneur à titre posthume…

Revel et Kolakowski furent bien oubliés lorsque vint l’heure des hommages posthumes à Glucksmann

Jean-François Revel et Leszek Kolakowski auraient amplement mérité un tel prix pour leur analyse impitoyable du totalitarisme soviétique et leur mise en lumière du caractère intrinsèquement pervers du « socialisme réellement existant », considéré comme la mise en œuvre conséquente de la pensée marxiste formulée dès le début des années 1960. Alors que les penseurs dominants, en Occident, se débarrassaient de la question en chargeant Staline de tous les péchés de la terre communiste. Ces deux-là n’ont pas attendu le succès mondial de L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne pour se faire les chantres de la pensée antitotalitaire, sans se laisser préalablement fasciner par les mirages trotskiste, guevariste ou maoïste. Revel et Kolakowski furent bien oubliés lorsque vint l’heure des hommages posthumes à André Glucksmann, qui savait bien, lui, ce qu’il leur devait.

L’aveuglement des prétendues élites intellectuelles, et leur constance à empêcher que surgisse et se répande dans le public une pensée hétérodoxe fondée sur une appréhension du réel libérée des idéologies dogmatiques, n’est pas seulement un crime contre l’esprit. Il a pour conséquence l’impréparation du pouvoir politique, dans les démocraties, pour faire face à des situations imprévues, à des phénomènes non répertoriés, comme on le constate aujourd’hui avec l’islamisme radical et le néopopulisme. Ceux qui doivent éclairer le chemin portent leur lanterne dans le dos, éblouissant de leur suffisante bêtise ceux qui les suivent. Le pacifisme, dominant dans les années 1920 et 1930 au sein des élites intellectuelles et littéraires, a occulté la menace nazie, les Chamberlain, Daladier et consorts n’étant pas de taille à affronter tous ceux qui ne voyaient de  salut que dans l’apaisement du « chancelier Hitler ». Les « lanceurs d’alerte », Pierre Mendès-France à gauche et Henri de Kérillis à droite, étaient dramatiquement isolés. Les « maîtres à penser » de l’époque, Jean Giono, Alain, Jean Giraudoux donnaient le ton du quiétisme pacifiste, rendant inaudibles les angoisses formulées par Henri Bergson ou Raymond Aron, portées au débit de leurs origines juives, et pas seulement par les antisémites patentés.

On commence à percevoir aujourd’hui que les grilles d’analyse proposées pendant des lustres pour expliquer les crises successives de la vie internationale et celle de nos sociétés sont au mieux inadéquates, au pire nuisibles : combattre, par exemple la montée du Front national avec le logiciel antifasciste issu de la Seconde Guerre mondiale a donné les résultats que l’on sait. La migration de l’antisémitisme des beaux quartiers, où il demeure une composante résiduelle infinitésimale de la pensée réactionnaire bourgeoise, vers les ghettos d’immigrés des banlieues, est passée inaperçue des spécialistes jusqu’à ce que l’on recommence, sur le sol français, à tuer des juifs pour la seule raison qu’ils l’étaient. L’exception française du maintien au pouvoir, dans tous les domaines de la vie politique et sociale, d’une génération, celle dite des « baby-boomers » devenus « papys ventouses », au prix du chômage des jeunes et de la stérilisation de la pensée et de l’action politique, commence seulement à être problématisée : comment se fait-il que chez nos voisins britanniques, italiens, espagnols et même allemands, le rajeunissement des détenteurs du pouvoir politique, syndical et intellectuel soit possible, alors que chez nous une même génération tient encore les leviers de tous ces pouvoirs et même des contre-pouvoirs ?

Pourtant, sur toutes ces questions, d’une brûlante actualité aujourd’hui, des esprits indépendants, souvent extérieurs aux institutions officielles du savoir (Université, CNRS), ou marginaux en leur sein, avaient tiré la sonnette d’alarme.

L’abandon du peuple par la gauche, facteur majeur de l’ascension du lepénisme, avait été pointé dès 2002, dans un livre prémonitoire du journaliste Eric Conan, La Gauche sans le peuple, publié au lendemain du choc du 22 avril 2002, l’élimination de Lionel Jospin du second tour de la présidentielle. Il fallut attendre une décennie avant que des universitaires s’extrayant de la gangue bourdivine, comme Christophe Guilluy, Hugues Lagrange ou Laurent Bouvet s’emparent des thèses formulées par Conan pour leur donner une onction scientifique… Plutôt que de s’en inspirer et d’agir en conséquence, les têtes pensantes de la rue de Solferino ont préféré théoriser, avec le think tank Terra Nova, l’alliance historique des bobos métropolitains avec les damnés de l’outre-périph, sous l’ombrelle rassurante de la vulgate antifasciste.

L’alarme est venu aussi d’où on ne l’attendait pas, la littérature populaire incarnée par la Série noire

L’alarme venait aussi de là où on ne l’attendait pas, la littérature populaire diffusée par la Série noire, avec un livre de Thierry Jonquet, figure de proue du néopolar français au pedigree gauchiste impeccable. Publié à la suite des émeutes des banlieues de 2005, Ils sont notre épouvante et vous êtes leur crainte rompt brutalement avec la vision victimaire des cités dites sensibles pour se révéler visionnaire : il prévoit la montée de l’islamisme radical, et même l’ultraviolence de l’enlèvement et de l’assassinat d’Ilan Halimi par le Gang des barbares, de Bagneux.

L’accaparement du pouvoir par une génération, celle des soixante-huitards, avait été mis en lumière dès 1990, de l’intérieur, par une journaliste de L’Express, Jacqueline Remy, dans un livre alerte et percutant Nous sommes irrésistibles, sous-titré (Auto)critique d’une génération abusive. Ses intuitions furent confirmées dix ans plus tard par le travail d’un sociologue patenté, Louis Chauvel.

On n’aurait garde d’oublier, dans cette légion de la lucidité, des auteurs comme Paul Yonnet, Philippe Cohen et Pierre-André Taguieff démystificateurs de « l’antifascisme », style SOS racisme, dès la fin du siècle dernier. Ni le vent nouveau et puissant soulevé dans la littérature par l’œuvre de Philippe Muray. Dans le domaine géopolitique, la regrettée Thérèse Delpech avait, dans L’Ensauvagement, paru en 2009, fait litière de la lecture dominante américanophobe des crises proche et moyen-orientales, donnant une clé de compréhension autrement plus pertinente des drames actuels au Levant.

La plupart de ces auteurs, sans être maudits au sens que l’on donne à ce terme pour de grands écrivains oubliés de leur vivant, n’eurent pas l’écho qu’ils auraient mérité. Les rares vedettes de l’intelligentsia parisienne qui s’avisaient de prêter attention à ces écrits, et de tenter de les promouvoir, comme Alain Finkielkraut, ont été soumises au feu roulant et persistant des tenants de la « pensée correcte ».

Qu’advienne donc au plus vite ce prix Simon Leys, pour lequel je m’autorise à proposer le premier lauréat : l’ouvrage collectif Les Territoires perdus de la République, dirigé par l’historien Georges Bensoussan ! On use et on abuse aujourd’hui de son titre comme synonyme de quartiers difficiles ou sensibles, en oubliant que sa description affligeante de l’état de nos établissements scolaires dans ces lieux fut totalement ignorée par ceux qui auraient dû y porter remède.[/access]

Les habits neufs du président Mao

Price: 20,00 €

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La gauche sans le peuple

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Festivus Festivus / Conversations avec Elisabeth Levy

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Les territoires perdus de la République

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Février 2016 #32

Article extrait du Magazine Causeur



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