Paul-Henry Gendebien est, depuis quatre décennies, une figure marquante de la vie politique belge. Né en 1939, issu d’une vieille famille aristocratique de la région de Namur – ses ancêtres Jean-François et Alexandre ont joué un rôle important dans la mise en place de l’État belge en 1830-1831 –, il entre au début des années 1970 au Parti social-chrétien, avant de rejoindre les rangs du Rassemblement wallon. Ce parti de gauche, fondé par le syndicaliste André Renard et le professeur de droit François Perin, a pour objet la défense des intérêts de la Wallonie – dont l’existence institutionnelle est le produit des affrontements communautaires de la fin des années 1960. Député au Parlement belge, puis député européen de 1979 à 1984, il sera de 1988 à 1996 délégué général à Paris de la Communauté française Wallonie-Bruxelles[1. La communauté française Wallonie-Bruxelles est l’institution qui gère les questions « personnalisables » (éducation, santé, culture) des francophones de Wallonie et de Bruxelles.]. En 1999, il fonde le Rassemblement Wallonie-France (RWF) qui prône l’intégration de la Wallonie et de Bruxelles au sein de la République française, dans l’hypothèse, à ses yeux inéluctable, où la Flandre choisirait l’indépendance. Son influence personnelle et celle de son mouvement dépassent très largement les maigres résultats électoraux du RWF (1,5 % lors des élections législatives de juin 2007). Si l’on en juge par les ralliements récents de personnalités du monde politique et intellectuel belge francophone et par les sondages d’opinion, les Wallons sont de plus en plus nombreux à se laisser séduire par les thèses « rattachistes »…
À la tête du Rassemblement Wallonie-France, vous militez, en cas d’éclatement de la Belgique, pour l’annexion de la Wallonie et de Bruxelles par la France. Comment vous, qui êtes issu d’une grande famille fondatrice de l’État Belge, êtes-vous devenu le chef de file des « rattachistes » ?
La querelle belge n’est pas anecdotique. Elle n’est pas le fait du hasard ni d’une crise conjoncturelle. Elle trouve sa source dans une création qui a accouplé des populations dépourvues des affinités et de la cohésion nécessaires pour former un État-nation. Déjà, en 1912, le député socialiste de Charleroi Jules Destrée s’adressait en ces termes au roi Albert 1er, le grand-père de l’actuel souverain Albert II : « Laissez-moi vous dire la vérité, la grande et horrifiante vérité : Sire, il n’y a pas de Belges (…). Non, Sire, la fusion des Flamands et des Wallons n’est pas souhaitable, et la désirerait-on, il faut constater qu’elle n’est pas possible. »
Un siècle plus tard, ce constat est plus que jamais pertinent, et la montée en puissance du nationalisme flamand, la volonté de ce peuple de se constituer en État-nation coûte que coûte, placent les Wallons et les Bruxellois francophones devant un choix crucial pour leur avenir. C’est pourquoi, en 1999, avec quelques amis issus de divers horizons politiques – je viens pour ma part du Rassemblement Wallon d’André Renard et de François Perin – nous avons créé le Rassemblement Wallonie-France, ainsi que son frère jumeau le Rassemblement Bruxelles-France. Seule la réunion à la France de la partie francophone de la Belgique nous permettrait de surmonter les graves problèmes économiques et politiques dont souffrent aujourd’hui la Wallonie et Bruxelles. Il ne s’agirait pas d’une annexion, mais d’une réunion librement consentie de deux peuples appartenant à la même aire culturelle, partageant une histoire et des valeurs communes.
Du côté flamand, la rhétorique nationaliste sert-elle avant tout à obtenir des concessions en matière de compétences régionales et sur Bruxelles ?
Nous n’en sommes plus là ! La Flandre de 2009 s’active à dessiner les frontières de son futur État, en cherchant à éviter toute contestation. C’est pourquoi la négociation dans un cadre belge n’a plus de sens sauf, pour les Wallons et les Bruxellois à se coucher encore plus bas que le niveau du sol. À l’instar des Serbes de la fin des années 1980, les Flamands estiment que l’on ne négocie pas avec un faible, mais qu’on lui impose sa volonté. J’appelle cela de la violence politique par le recours abusif à la loi du nombre. On ne discute pas avec celui qui veut détruire l’objet même de la négociation, à savoir l’État belge lui-même.
Il vaudrait mieux s’orienter rapidement vers la seule négociation utile et raisonnable : celle qui prendra acte de la fin de l’espace politique et juridique commun ; organisera la succession d’États ; et établira des relations de bon voisinage entre l’État républicain flamand et l’État français élargi à la Wallonie et à Bruxelles.
Certains observateurs considèrent que la crise économique fait aujourd’hui passer au second plan le débat communautaire. Ils souhaitent que les responsables politiques et économiques flamands et francophones trouvent ensemble des réponses à cette crise…
On voit bien que l’État belge ne possède ni les structures, ni la volonté, ni le personnel politique adéquats et encore moins les moyens financiers pour faire face à une crise qui accroît les inégalités sociales, le chômage et la dette publique. À cet égard, la saga Fortis[2. Fortis, la plus importante banque de Belgique, a été prise, à la fin de l’année 2008, dans la tourmente de la crise financière mondiale. Les péripéties liées à son sauvetage par l’État belge et sa reprise par la BNP française ont provoqué la démission du premier ministre Yves Leterme (chrétien-social flamand) et son remplacement par Herman Van Rompuy, membre de ce même parti.] a porté un coup fatal à la belgitude en déconfiture et a écorné ce qui restait de crédibilité internationale à la Belgique. On a nettement ressenti une méfiance – fort légitime – de la part de la France et des Pays-Bas vis-à-vis des autorités belges, qu’elles fussent politiques ou bancaires. Dans ce contexte, La Flandre ne s’accommodera pas du statu quo institutionnel. Au contraire : à l’approche du scrutin régional de juin 2009, on observera une montée des eaux nationalistes. La Flandre politique et patronale constatera que les caisses fédérales sont vides, qu’il n’y a pas de plan gouvernemental de relance, et que les changements structurels exigés par le Parlement flamand – baisse de l’impôt sur les sociétés et flexibilité accrue de la politique de l’emploi – sont combattus par les formations francophones. Les partis flamands y verront une entrave orchestrée par l’État belge pour empêcher leur région de lutter, avec ses instruments et ses moyens propres, contre la crise et le désordre international.
La plupart des hommes politiques francophones, lorsqu’on évoque le départ de la Flandre, déclarent qu’ils seraient favorables au maintien d’une « petite Belgique », qui pérenniserait la monarchie et assurerait la continuité du royaume au sein de l’Union européenne…
La classe politique est surtout soucieuse de conserver ses pouvoirs, ses privilèges et les moyens d’entretenir une clientèle – autant d’objectifs qu’elle pourrait, en théorie, atteindre dans le cadre d’une « petite Belgique » réduite à la Wallonie et à Bruxelles. Mais, à mon avis, ce projet n’a aucun fondement politique et culturel. Déjà, dans les années 1920-1930, le grand historien Henri Pirenne[3. Henri Pirenne (1862-1935), historien médiéviste, est l’auteur d’une monumentale Histoire de la Belgique.] pensait que, sans la Flandre, la Belgique n’avait pas d’avenir : ce qu’il en resterait serait trop semblable à la France.
Aujourd’hui, la Wallonie et Bruxelles ne constituent pas une nation. À la différence des nouveaux États qui se sont constitués en Europe centrale et orientale après la chute du communisme, nous n’avons pas de nation wallonne, bruxelloise ou « petite belge ». Nous sommes un conglomérat d’anciennes principautés ballottées par l’Histoire au gré des conflits et des traités. Au bout du compte, tout cela ne fait pas une nation, mais deux régions : la Wallonie et Bruxelles, la région wallonne étant elle-même tiraillée entre ses différentes sous-régions. Un Tournaisien ou un habitant de la province de Luxembourg ne se sent pas wallon, au même titre qu’un Liégeois ou un Namurois. Il n’existe pas de conscience nationale belge francophone.
Si l’État belge s’évapore, nous ne pouvons être qu’une région d’un autre État-nation : la République française. De Jules Michelet à Charles de Gaulle, on a toujours considéré, en France, les Wallons comme faisant partie de la famille française. Il n’y a pas d’autre capitale commune aux Wallons et aux Bruxellois que Paris, où ils jouent d’ailleurs un rôle non négligeable dans les arts et la littérature…
On peut imaginer deux États différents appartenant à un même ensemble national et culturel, comme l’Autriche et l’Allemagne…
Non, car un autre problème se pose : cette « petite Belgique » ne serait viable ni économiquement ni socialement. Cet État serait en faillite avant même de commencer à fonctionner. Certains économistes ont chiffré à moins 20-25 % la diminution du niveau de protection sociale en cas de disparition de la Belgique et, par conséquent, des transferts du Nord vers le Sud. Enfin, notre classe politique à Bruxelles, et surtout en Wallonie, a montré depuis un quart de siècle une réelle inaptitude à administrer sainement la chose publique. La corruption, le clientélisme, le népotisme sont monnaie courante, et ne laissent guère augurer d’une bonne gestion de cet hypothétique royaume « petit-belge »… Le chaos pourrait s’installer au cœur de l’Union européenne.
Certains autonomistes flamands, moins radicaux que les séparatistes du Vlaams Belang[4. Le Vlaams Belang (anciennement Vlaams Blok) est un parti séparatiste et xénophobe qui s’est développé en Flandre au début des années 1980. Il représente aujourd’hui environ 20 % de l’électorat flamand.], plaident pour le maintien d’une Belgique dont les autorités fédérales seraient réduites à leur plus simple expression, l’essentiel des pouvoirs ayant été transférés aux régions. Cette « coquille vide » serait-elle viable ?
C’est ce qu’on appelle le confédéralisme – une formule qui sert le plus souvent à masquer un désir d’indépendance. Aujourd’hui, les Flamands se définissent comme « région flamande en Europe ». Lorsque le ministre belge des Affaires étrangères, le flamand Karel De Gucht, parle de « frontière d’État » pour désigner la frontière linguistique intra-belge, il ne s’agit pas d’un simple lapsus. Ces périphrases sont destinées à amortir le choc psychologique de la fin de l’État belge et à faire avaler à l’opinion francophone la pilule de l’indépendance de la Flandre. Je ne suis pas convaincu, d’une manière générale, et particulièrement en période de crise, qu’un État puisse subsister très longtemps dès lors qu’il ne contrôlerait plus des domaines aussi cruciaux que les finances, la justice, l’économie, une partie des relations internationales, la culture ou l’enseignement…
En ces temps difficiles, on ne peut pas se contenter d’un substitut d’État qui, par surcroît, n’aurait pas réglé les contentieux historiques entre les deux parties du pays : la question de l’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde[5. L’arrondissement électoral Bruxelles-Hal-Vilvorde est la seule circonscription de Belgique où les électeurs peuvent choisir de voter soit pour des partis francophones soit pour des partis flamands. Sa scission est une revendication flamande à laquelle les francophones s’opposent, car elle priverait les francophones des communes flamandes situées à la périphérie de Bruxelles – mais sur le territoire de la Flandre – de la possibilité d’élire des représentants appartenant à leur communauté linguistique.] ; celle de la nomination des maires élus dans les communes de la périphérie de Bruxelles ; et surtout le problème fondamental des frontières entre les composantes de cet État confédéral. Ce serait le meilleur moyen de pérenniser la situation actuelle : une glaciation du fonctionnement de l’État où, depuis deux ans, plus aucune initiative n’est prise, dans l’attente d’une éventuelle réforme des institutions, elle aussi bloquée…
Vos détracteurs soutiennent que les Wallons et les Bruxellois, très attachés à leur autonomie locale, ne supporteraient pas le centralisme jacobin des Français. Imagine-t-on, par exemple, un préfet d’origine corse à Liège ?
Personnellement, j’imagine très bien un préfet wallon dans le Gers ou la Corse du Sud ! La réunion avec la France représentera une ouverture vers l’extérieur pour des Wallons un peu trop confinés dans leur province. Et puis, la France d’aujourd’hui n’est plus aussi centralisée qu’elle l’était jadis, avant les lois Defferre, et elle le sera encore moins à l’avenir si l’on se fie aux propositions de la commission Balladur… Une phase de transition, d’adaptation de nos législations et de nos modes de fonctionnement pourrait être instaurée dans le domaine de l’enseignement ou des cultes. Mais, d’une manière générale, la Wallonie et Bruxelles ont tout à gagner d’une moralisation de la gestion politique locale et régionale, marquée jusqu’à présent par l’incompétence quand ce n’est pas par la corruption…
Il semble, à vous entendre, que les Belges se trouvent dans l’incapacité de régler eux-mêmes leurs problèmes. Seriez-vous favorable à une internationalisation de la « question belge » ?
Jamais dans l’Histoire les Belges n’ont réussi à prendre leur destin en main. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé : en 1789, la principauté de Liège a proclamé une république indépendante. Que s’est-il passé ? L’anarchie, le désordre, l’absence d’État et, au bout du compte, la reconquête sans coup férir par les Autrichiens. La deuxième tentative – la formation, en 1831, de la Belgique indépendante – a été apparemment plus fructueuse. Mais la bourgeoisie belge qui a fait la « révolution » (un bien grand mot pour des événements mineurs !) en chassant les Hollandais, n’a pas été capable de mettre elle-même sur pied un État belge. C’est par la volonté des puissances européennes, au premier rang desquelles la France et l’Angleterre, que cet État a fini par voir le jour. Les partenaires européens ne peuvent pas se désintéresser du sort de la Belgique.
Aujourd’hui, on serait plutôt dans la situation inverse : ces mêmes puissances et les autorités européennes verraient d’un mauvais œil l’éclatement de la Belgique et pourraient même s’y opposer en vertu du principe d’intangibilité des frontières au sein de l’Union européenne…
Quelles autorités européennes ? Et au nom de quels principes ? Depuis 1989, plus de quinze nouveaux États sont nés sur notre continent tandis que d’autres, comme la RDA, ont disparu. La plupart des capitales, et l’Europe dans son ensemble, sont restées passives, voire complices, devant ces implosions. Elles ont hésité entre deux principes contradictoires : le droit sacré des peuples à l’autodétermination et la stabilité des frontières étatiques. Si le droit des peuples l’a emporté, ce n’est pas parce que l’Europe a imposé la solution la plus vertueuse, mais parce qu’elle n’avait ni la volonté ni la force de dire non. Je suis persuadé que l’Allemagne ne s’opposera pas aux souhaits des Wallons et des Bruxellois. Elle se souviendra de la loyauté de Paris, qui acquiesça sans réserve à la réunification de 1990. Quant à la Grande-Bretagne, elle ne protestera que pour la forme. L’Europe a intérêt à ce que la crise belge trouve une issue pacifique et que tout risque de chaos soit écarté. Le rattachement à la France constituera un facteur de stabilité évident.
À propos de l’Allemagne, que deviendrait la communauté germanophone des cantons de l’Est dans l’hypothèse d’une intégration de la Wallonie à la France ?
Les 70 000 habitants de ces cantons seraient, eux aussi, appelés à se prononcer via un référendum d’autodétermination. Sans préjuger de leur choix, il pourrait leur être proposé trois options : le rattachement à la République fédérale, l’intégration au Luxembourg ; ou bien le maintien au sein d’une région wallonne devenue française, avec des aménagements du type de ceux en vigueur en Alsace-Moselle.
Et la minorité flamande de Bruxelles ?
Son statut devra être négocié dans un cadre général de protection des minorités linguistiques à Bruxelles, mais aussi en Flandre, où résident quelque 90 000 francophones, hors des communes dites à « facilités » de la périphérie bruxelloise. Ces derniers ne bénéficient aujourd’hui d’aucun droit à faire usage de leur langue dans les services publics, contrairement aux Flamands de Bruxelles. Je suis également favorable à la signature d’un grand traité culturel tripartite, par lequel la France, la Flandre et les Pays-Bas s’attacheraient à promouvoir les échanges linguistiques et culturels.
Comment expliquez-vous le hiatus entre l’écho rencontré récemment par vos idées – près de la moitié des Wallons et Bruxellois seraient favorables au rattachement à la France en cas d’éclatement de la Belgique – et la modestie de vos résultats électoraux ?
Il y a d’abord l’ostracisme dont notre mouvement est victime de la part des grands médias belges francophones depuis sa création en 1999. La radio et la télévision publiques sont verrouillées par des directeurs nommés par les partis politiques au pouvoir, notamment le PS, qui est farouchement hostile à nos idées. Entre parenthèses, il me paraît quelque peu indécent de voir le PS belge critiquer la nomination du président de France Télévisions par le Conseil des ministres, quand on sait comment ses dirigeants se comportent en la matière…
Le peuple wallon et bruxellois francophone nous connaît et nous estime, car nous ne sommes ni des extrémistes ni des excités. Il adhère de plus en plus à nos idées mais, pour l’instant, il nous considère un peu comme le médicament qu’on garde en réserve dans l’armoire à pharmacie au cas où les choses tourneraient mal…
Dans les circonstances actuelles, les choses peuvent bouger très vite, y compris sur le plan électoral. Je constate également que l’opinion française est majoritairement disposée à nous accueillir dans la République : les sondages nous sont particulièrement favorables dans les régions frontalières, dans le Nord-Pas-de-Calais et en Champagne-Ardenne. Les dirigeants français ne peuvent pas ignorer cette évolution des esprits de part et d’autre de la frontière. Il est grand temps qu’ils se mettent à lire la crise belge avec d’autres lunettes que celles que leur tend la classe politique de Wallonie et de Bruxelles !
Paul-Henry Gendebien est l’auteur de Wallons et Bruxellois, ensemble avec la France !, éditions Cortext, 2008. Paraîtra un article de Luc Rosenzweig sur la situation politique en Belgique dans le n°123 de Politique Internationale, disponible en librairie le 11 mai 2009.
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