La noblesse, ce n’est plus ce que c’était! Le Prince Harry est un roturier dans l’âme, incapable de laver son linge sale en famille.
Nous ne sommes plus à l’évidence au Théâtre du Globe, et que les Windsor s’entretuent devant la terre entière n’en fera pas des héros shakespeariens. L’impudeur du couple de « rebelles » à qui l’exhibition planétaire de ses tourments intimes rapporte énormément d’argent, donne en revanche raison à Antonin Artaud constatant qu’à notre époque, tragique entre toutes, « personne n’est plus à la hauteur de la tragédie »[1]. On ne leur en demandait d’ailleurs pas tant, à ces héritiers pleurnichards, mais on était en droit d’espérer qu’appartenant (au moins par alliance) à la vieille noblesse ils se comporteraient dignement, comme on l’attendrait d’ailleurs de n’importe quel être humain moins titré : un peu de tenue, par pitié ! C’en est même à ce point d’indécence que les snobs, jadis raillés pour être « sans noblesse » (sine nobilitate), font figure d’aristocrates dès lors que des nobles se comportent de façon aussi ignoble. Car le snobisme, assumé comme tel, implique un sens de l’esthétique et un souci de soi interdisant qu’on se vautre dans la fange : snobs et dandies, même combat ! On imagine aisément Baudelaire éructant devant ce déballage de turpitudes royales et familiales, lui qui s’inquiétait déjà de ce que l’amour immodéré de l’argent conduise à « l’avilissement des cœurs » [2], et voyait dans l’invention de la photographie le miroir tendu au narcissisme des bourgeois !
Roturier… dans l’âme
À quoi bon faire à ce propos le procès des médias, et d’un système de communication devenu aussi fou que pervers ? Rien de cette exhibition impudique n’eût été possible, il va sans dire, à l’époque où il fallait des jours, des mois parfois, pour qu’un message parvienne à son destinataire. On lavait donc d’abord son linge fin, mais sale, en famille, et c’était bien ainsi. L’histoire de certaines de ces familles avait toutefois quelque chose de si exceptionnel qu’elle valait de n’être pas oubliée ; et s’il se trouvait dans les parages un Sophocle ou un Christopher Marlowe pour la raconter, la narration de ces désordres domestiques devenait publique et s’inscrivait parfois dans le patrimoine culturel offert à toute l’humanité, en guise d’exemple à suivre ou de mise en garde : ce qu’ils ont fait, vécu, gardez-vous de l’imiter car il y va de votre vie ou de votre honneur ! Entre honneur et noblesse le lien était pour ainsi dire sacré, et le rôle des nobles était de le faire perdurer, quitte à devoir accueillir dans leurs rangs les roturiers qui avaient su, eux aussi, le cultiver. Un titre nobiliaire était donc davantage qu’un changement d’état civil, ou qu’un bijou précieux dont on se pare sans s’être engagé à en honorer la valeur, réelle et plus encore symbolique. Car roturier, on peut aussi le rester dans l’âme, en dépit de tous les ennoblissements possibles.
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Il va de soi que le pouvoir exorbitant des médias ne serait pas ce qu’il est sans l’appétit insatiable des consommateurs de détails salaces et de scandales, d’autant plus retentissants qu’ils concernent des têtes couronnées censées se montrer exemplaires alors que certaines d’entre elles ne font plus que de la figuration dans une société qui n’en a que faire. Ce goût pour les relents de caniveau, jadis imputé à la « populace », semble même accru par la démocratisation de l’information qui met chacun(e) en position de tout savoir sur tout, et plus encore sur ce que les puissants prétendraient cacher. À la jouissance de voir la noblesse prise en flagrant délit de mensonge, d’adultère ou d’abaissement moral, s’ajoute le plaisir d’avoir été soi-même enquêteur, voire s’il le faut inquisiteur. N’a-t-on pas participé heure après heure, sur son smartphone, à la mise à mort sociale des coupables présumés et au triomphe de la vérité sur les cachotteries de palais et les mensonges d’État ? Comment dès lors convaincre les foules, attendant goulûment les révélations qu’elles pressentent déjà fracassantes du Prince Harry, que lire son livre est avant tout une faute de goût ? Donnez plutôt le montant de son achat à la Fondation Brigitte Bardot, ou à toute œuvre caritative de votre choix !
Des nobles, pour quoi faire ?
Peu importe donc ce qui est vrai ou faux dans cette histoire sans panache qui ne regarde que les Windsor, et qui n’aurait jamais dû éclabousser le monde de ses rancœurs et de ses accusations meurtrières. Qui sont-ils, après tout, ces deux nantis exilés de leur plein gré en Californie, sinon les gestionnaires d’un héritage historique dont il leur appartenait de ne pas démériter ? Or, on ne peut à la fois faire commerce de ses affects, monnayer la divulgation savamment différée de prétendues « révélations », distiller son poison pour faire durer le plaisir de salir et de détruire, et prétendre représenter une noblesse qui doit de nos jours apporter la preuve qu’elle n’est pas obsolète : des nobles, pour quoi faire ? Car le plus grave est sans doute là, qui ne concerne pas seulement la pérennité de la monarchie britannique : dans le fait de jeter un discrédit définitif sur la noblesse d’esprit et de cœur qu’on attend de tout être humain, et plus encore de ceux et celles à qui la naissance a généreusement octroyé un statut social privilégié, mais qui démontrent leur inutilité lorsqu’ils se comportent comme n’importe quel maître-chanteur, dénonciateur, calomniateur. Comme des gens très ordinaires en somme, qu’on ne recevrait pas chez soi si on savait de quoi ils sont capables.
Le mot de la fin revient donc à Pascal, méditant sur les grandeurs d’établissement lorsqu’elles masquent l’absence de grandeurs naturelles : « Il n’est pas nécessaire, parce que vous êtes duc, que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue »[3]. Restons-en donc au salut dont devront se contenter les Sussex en guise de droits d’auteurs. Car la Duchesse prépare elle aussi, nous dit-on, son brûlot…
[1] Antonin Artaud, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, t. V, 1964, p. 51.
[2] Charles Baudelaire, « Mon cœur mis nu », Œuvres complètes, Paris, Éditions du Seuil (« L’Intégrale »), 1968, p. 629.
[3] Blaise Pascal, Trois Discours sur la condition des Grands, Œuvres complètes, Paris, Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »), 1954, p. 619.