S’ils daignaient s’intéresser un jour à moi, je ferais à coup sûr la joie des sondeurs. Je n’ai pas encore tout à fait l’âge de faire une parfaite ménagère de plus de cinquante ans, mais je dois confesser que j’ai toujours tenu l’abbé Pierre pour un saint homme, Zidane pour un magicien du ballon rond et Bernard Kouchner pour le parangon de ce qu’est et doit être un homme politique français[1. En vrai je m’en tape du foot.].
Un brin primesautier, un rien imprécis, jamais trop efficace, mais renouvelant sans cesse son ardeur à séduire son monde comme s’il s’agissait d’une femme, il incarne l’une des grandes permanences françaises. C’est d’ailleurs ce que ses camarades du Parti socialiste ne lui ont, en réalité, jamais pardonné : l’homme n’est pas simplement un French Doctor, mais il est aussi – du moins dans l’imaginaire des Français qui le plébiscitent sans trop savoir qui il est, ni même s’en soucier – un French Lover, un French Kisser, l’homme que toutes les desparate housewiwes de France et de Navarre voudraient avoir comme amant, comme époux ou, dans le pire des cas, comme gendre.
Il y a, chez Kouchner, une certaine idée de la France. Pas la gaullienne, certes, trop ancrée dans l’antique gravité et le poids de l’histoire. Plutôt une idée de la France de l’Ancien régime qui passe, en se faisant petite, la Révolution, renaît sous l’Empire et ressuscite sous la Restauration. Il y a, chez lui, un peu du chevalier d’Eon, de Talleyrand et de Schulmeister réunis en un seul homme. Du don Salluste autant que du Ruy Blas : rien que de la contradiction. En somme, je ne sache pas que la France nous ait donné un homme d’Etat aussi farfelu depuis Malraux[1. Dès 1921, Malraux en fit un genre littéraire avec Lunes en papier, avant de l’ériger en style de vie.].
Et la politique de la France, c’est avant tout cela : l’option farfelue.
Bien entendu, qu’il se présente aujourd’hui quelques opiniâtres représentants de la France moisie des notaires et de leurs clercs pour accabler sous des monceaux d’injures le plus farfelu de nos hommes politiques n’a assurément pas de quoi nous réjouir. De plus, que ce soit Arnaud Montebourg qui sonne la charge devrait nous inviter à la méfiance la plus extrême. Donner de petits coups de pieds convulsifs sur un homme déjà à terre peut procurer de menus plaisirs, non pas constituer une politique. Le député de Saône-et-Loire, bon apôtre de toutes les ligues de vertu, n’a pas de mots assez durs pour jeter l’opprobre sur celui qu’hier encore il vénérait en camarade : « Si Bernard Kouchner a encore un honneur, il doit enfin s’expliquer sérieusement devant l’opinion publique… Les importantes révélations relatives aux multiples conflits d’intérêt et aux affaires d’argent dans lesquels se débat le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, constituent pour le moins de graves infractions à la morale publique. »
Dieu soit loué qu’en 1981 Arnaud Montebourg fût encore lycéen et que Robert Badinter opérât au ministère de la Justice : un avocat de la trempe du député de Saône-et-Loire (qui aura tant fait pour la démocratie française et le comptage des voix) n’aurait pas aboli la peine de mort, il l’aurait agrémentée de supplices chinois, divers et variés, mais d’un ressort toujours constant : la morgue hautaine et froide à exécuter la basse besogne.
Car c’est bien là le fond de l’affaire : on peut aimer ou haïr Bernard Kouchner, vénérer ou détester les milliers de conneries que quarante ans de vie publique lui auront fait proférer, mais c’est sur le terrain politique qu’il faut porter le fer. Pas ailleurs. Bien sûr, la moraline injectée à haute dose dans le corps politique français depuis qu’il a été établi que les hommes publics valaient moins que les filles du même nom égare bien des esprits. Mais au fond, le pognon de Kouchner, on s’en balance. Qu’il se soit fait 800 000 euros serait même assez décevant et, pour tout dire, gagne-petit pour un consultant de sa trempe. Ce qui importe, c’est que Kouchner reste Kouchner : le représentant d’une bonne conscience internationale qui serait beaucoup moins drôle de dénoncer s’il n’existait pas.
Et puis, last but not least, quand sonne l’hallali, chacun serait bien inspiré d’aller manger son quignon dans un coin. Non pas que l’odeur de la chair humaine révulse – personnellement je n’y ai jamais goûté. Mais une vieille prévention devrait nous dissuader de bouffer notre semblable dès qu’il se présente à nous. On naît cannibale ou pas.
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