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Un musée qui ne tapine pas


Un musée qui ne tapine pas

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Les grandes expositions ultra-médiatisées sont une chance pour les musées moins connus. Je m’explique : depuis des semaines, la télé, la radio et l’ensemble de la presse écrite nous bassinent avec la rétrospective Edward Hopper au Grand Palais. Comment, dans ces conditions d’épandage intensif, échapper à un tel événement ? Je me suis donc risqué à approcher les abords du 8e arrondissement pour, finalement, renoncer devant une file d’attente (comptez environ trois heures !!!) digne des plus belles heures du Goum de Moscou.[access capability= »lire_inedits »]

Faire la queue pour manger ou pour se cultiver ne me semble pas être une avancée particulièrement significative de la condition humaine. Sur le chemin du retour, je pestais contre mon incroyable naïveté et méditais sur les vertus de la discrétion. Des placards de bus aux « unes » des kiosques à journaux, tout sur mon parcours, me ramenait à ce cuisant échec. Je ne verrai donc jamais cette rousse en robe rouge, lascive et provocante, accoudée à un comptoir, peinte par l’artiste américain en 1942 dans Nighthawks. En descendant le boulevard Saint-Germain, je ne faisais même plus attention aux innombrables boutiques de fringues, de gadgets high-tech et de mobilier de cuisine, comme si les bourgeois du 7e ne pensaient plus qu’à s’habiller, à regarder la télé et à bouffer ! Triste constat dans ce quartier jadis chéri des intellectuels qui, à sa seule évocation, faisait chavirer d’émotion les étudiants de Brazzaville ou de Prague. L’imaginaire existentialiste a été remplacé par la mode automne-hiver 2013. Dans ce temple de la consommation élitiste, je suis pourtant tombé sur un musée, une entrée d’immeuble presque banale. Pas d’affichage criard ni de messages racoleurs : juste un porche et, au fond, un bâtiment blanc.

Le Musée des lettres et manuscrits ne joue pas les aguicheurs. Il ne tapine pas. Il se mérite. On y pénètre par inadvertance. On pousse la porte de cet immeuble de standing entièrement rénové en se demandant bien ce que l’on va y trouver. Au rez-de-chaussée, l’exposition temporaire est consacrée à six siècles d’art du livre, de l’incunable au livre d’artiste. On est séduit par la clarté des vitrines et leur volonté pédagogique, au bon sens du terme. Les commentaires sont sobres : on n’emploie pas ici le sabir universitaire, pédant et obscur. On fait connaissance avec d’admirables livres d’heures du XVe siècle ou ce somptueux livre de fêtes qui comprend 20 planches gravées et porte un nom tout aussi féérique : Les plaisirs de l’isle enchantée, ou les festes et divertissements du Roy à Versailles de l’année 1664. Ce livre reproduit les grandes fêtes données par Louis XIV en l’honneur d’Anne d’Autriche et de la reine Marie-Thérèse… « En réalité [il est] dédié à Mlle de La Vallière, maîtresse du roi », comme le précise la notice. On tombe sous le charme d’une bibliothèque portative de voyageur datant de 1802-1812 qui contient un ensemble de 20 volumes de format in-24 dans une boîte bibliothèque à deux étages de format in-4.

À l’intérieur, Voltaire, Lesage, Racine, Bossuet, Saint-Réal, Boileau et Gresset. Cette mise en bouche se poursuit au sous-sol où sont exposées des centaines de lettres et manuscrits autographes. Pour les amateurs d’écrits rares, c’est le Panthéon, la Pléiade, l’Opéra de Paris et la Cité des sciences réunis sur papier bible. On appréciera la calligraphie élégante de Giono, extrêmement lisible, ou celle plus aérienne, plus espacée, plus rythmée (trois mots seulement par ligne) de Céline, dans une lettre de 1948 envoyée du Danemark. Et que dire de celle de Sartre sur un manuscrit autographe de 1945-1946 ? L’expression d’un bon élève, trop scolaire certainement… En revanche, celle de Claudel, dans un document de 1924, est d’un classicisme gothique, voire mystique.

On s’amuse à déceler, derrière chaque plein et délié, telle ou telle personnalité. Yves Montand possède une écriture appliquée, presque enfantine. À l’opposé, Romain Gary, tempétueux, biffe furieusement ses feuillets. Si les grands auteurs vous barbent, le musée accueille également les politiques (de Gaulle, Richelieu, Sully, Poincaré, Churchill, JFK, etc.), les grands peintres (Monet, Van Gogh…), les grands scientifiques (Einstein, Volta, Ampère, Becquerel, etc). En sortant de ce musée, on peut dire sans mentir que, de nouveau, Saint-Germain est le royaume des lettres françaises.[/access]

Musée des lettres et manuscrits
222, boulevard Saint-Germain, 75007 Paris.
Exposition temporaire : « Six siècles d’art du livre : de l’incunable au livre d’artiste. » Jusqu’au 3 janvier 2013.

*Photo : The Photomaton.

Novembre 2012 . N°53

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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