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Un monde affolé qui bascule dans l’inconnu

Une note de l’Institut Thomas More


Un monde affolé qui bascule dans l’inconnu
Le 19 mars, des pompiers munis de protections nettoient les rues à Téhéran en Iran, pour lutter contre le coronavirus © MORTEZA NIKOUBAZL/SIPA Numéro de reportage : 00950838_000006

La pandémie du coronavirus met en évidence les fragilités d’un monde interconnecté. Au vrai, ce géosystème chaotique est au bord d’un abîme que de vastes plans keynésiens élaborés en toute hâte auront du mal à combler.


La doxa anti-libérale dénonce l’austérité mais l’impécuniosité des dernières décennies limite les possibilités d’agir d’États lestés par le social-fiscalisme. Surtout, il n’y aura pas de Sainte-Alliance sanitaire faisant passer à l’arrière-plan les rivalités géopolitiques qui s’aggravent. Avec plusieurs foyers conflictuels sur ses frontières, l’Europe est particulièrement concernée. En toile de fond, la possible convergence de lignes dramaturgiques nous conduisant à une « singularité ». Au-delà des mesures de circonstance, il importe de comprendre ce qui advient.

L’expansion géographique du coronavirus bouleverse les nombreux pays atteints par ce qui l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie officiellement de « pandémie ». Nonobstant son redoutable pouvoir de contamination et les conséquences de ce virus sur des systèmes de santé menacés de thrombose, la disproportion entre le nombre des personnes atteintes et ses effets multiformes sont frappants. Le phénomène démontre que l’interconnexion des espaces géographiques et la densité des interdépendances font du monde un vaste géosystème chaotique. Est qualifié de chaotique un système sensible aux conditions initiales dans lequel les causes provoquent des effets hors de proportion. Il serait pourtant erroné de croire possible le retour à une fantasmatique autarcie primitive. D’une certaine manière, « nous sommes embarqués ».

Par ailleurs, le satisfecit français sur les vertus de l’État-providence et la possibilité d’une grande relance keynésienne laissent dubitatifs. Depuis 2008, nous n’avons pas su ou voulu reconstituer des marges de manœuvre financière. Enfin, il serait vain d’espérer la formation d’une Sainte-Alliance sanitaire faisant passer la lutte contre le virus avant les rivalités de puissance. Bref, les périls s’accumulent à l’horizon, ce qui fait redouter la possible convergence de différentes lignes dramaturgiques. Dès lors, ce pourrait être une descente aux enfers.

Si les conséquences du coronavirus ont alimenté les anticipations négatives à l’origine du krach boursier, celui-ci résulte de multiples causes dont les effets se cumulent. L’effondrement des cours du pétrole et l’incapacité des dirigeants occidentaux à agir de concert ont aussi leur part. Le sempiternel procès de « la finance » ou de la « mondialisation » ne sera pas à la hauteur des défis

En vérité, bien des observateurs redoutaient l’imminence d’un krach boursier. D’une part, nous étions à la fin d’une longue période de croissance et, si l’on en croit la théorie des cycles (le cycle Juglar en l’occurrence), la conjoncture finit inévitablement par se retourner. Dès avant le coronavirus, le FMI pointait les tendances à la récession. Aux États-Unis, première économie au monde, la perpétuation de la croissance reposait sur un important déficit provoquant une surchauffe économique, ce qui est toujours de mauvais augure. Par ailleurs, les batailles commerciales sur fond de rivalités géopolitiques, de part et d’autre du Pacifique comme au Moyen-Orient, laissaient craindre un choc exogène, irréductible à des facteurs économiques. Las ! C’est un virus qui fit office de déclencheur : « Petite cause, grands effets ». Comme de coutume, les demi-habiles incrimineront la finance. D’une part, le mécanisme de transmission est l’inverse de celui de 2008 : c’est le blocage de l’économie productive qui génère les anticipations négative des traders et fait plonger les marchés financiers. D’autre part, les soubresauts des grandes bourses mondiales puis leur premier plongeon ont été aggravés par le déclenchement entre la Russie et l’Arabie Saoudite d’une guerre des prix sur le marché du pétrole (krach pétrolier et boursier du lundi 9 mars 2020). Si l’attitude désinvolte et les maladresses de Donald Trump ont aggravé la crise, ce comportement erratique ne vient qu’ensuite. Au demeurant, bien des dirigeants européens ont aussi pratiqué le déni et n’ont guère manifesté d’esprit de concertation et de coordination. Il faut certes saluer l’intervention massive de la FED et de la BCE afin d’éviter l’effondrement total [tooltips content= »Au soir du mercredi 18 mars, la BCE a lancé un plan d’urgence baptisé « programme d’achat urgence pandémique » (ou PEPP) de 750 milliards d’euros, pour tenter de contenir les répercussions sur l’économie de la pandémie de coronavirus. Ce montant s’ajoute à un programme de rachat de 20 milliards d’euros par mois engagé depuis décembre 2019. Il faut aussi prendre en compte les 120 milliards d’euros déjà débloqués pour la crise du coronavirus, le 12 mars dernier. Trois jours avant le plan de la BCE, la Fed avait abaissé ses taux directeurs et annoncé l’achat de 500 milliards de dollars de bons du Trésor et de 200 milliards de dollars de titres hypothécaires (15 mars 2020). »](1)[/tooltips]. Cependant, les politiques d’expansion monétaire ne butent-elles pas sur leurs limites ?

La mondialisation est incriminée, encore faut-il savoir ce que l’on nomme ainsi. Ce processus séculaire est ramené à l’une des hypostases : la croissance du commerce, des échanges et de l’économie, à l’échelon global, au cours du dernier demi-siècle. Au vrai, la mondialisation commence avec les Grandes Découvertes, lorsque cette portion des terres émergées qu’est l’Europe partit à la conquête du monde. La mondialisation est d’abord ibérique. Très vite, Français, Anglais et Hollandais sont sur les talons des Portugais et des Espagnols. Au milieu du vingtième siècle, les États-Unis devinrent les dépositaires des pouvoirs historiques de l’Occident. Cela pour dire que ce processus est comparable à une dialectique hégélienne qui dépasse les individus. Elle ne relève pas d’une décision politique à un moment donné. Tels qu’ils sont décrits par Fernand Braudel, les mouvements de l’« économie-monde » enchaînent des cycles protectionnistes et libre-échangistes, voient se succéder guerres et hégémonies. Lorsque qu’après la crise de 1929, les dévaluations et les mesures protectionnistes firent dévier la mondialisation marchande, une guerre mondiale prit le relais. Dans une acception large, la mondialisation est l’un des noms donnés à l’Histoire universelle. La pensée-slogan peut bien dénoncer l’« ultra-libéralisme » ou « le règne de la marchandise », notre destinée est mondiale. A moins qu’il ne s’agisse d’une fatalité.

L’éloge de l’État-providence et des bienfaits de l’action publique dissimulent l’essentiel. Faute d’avoir su alléger la charge des dépenses, les hauts niveaux des déficits et d’endettement publics limiteront la latitude d’action des pays les plus impécunieux

A situation d’exception, pouvoirs et mesures d’exception : les pays développés à économie de marché doivent mobiliser des sommes colossales pour éviter le collapsus économique final. « Ce n’est pas le moment d’économiser », explique Jean-Pisani-Ferry[tooltips content= »Entretien publié dans Le Monde, 13 mars 2020. »](2)[/tooltips]. Au vu des déficits accumulés et de la montagne de dettes publiques dans la plupart des pays, il faudrait se demander si cela n’a jamais été le cas. D’aucuns parlent d’un « retour des États ». En prenant comme critère le poids des prélèvements obligatoires et de la dépense publique dans le PIB, les États n’ont pas brillé par leur absence. Ces chiffres sont très supérieurs à ceux des années 1960, cet âge d’or du keynésianisme, y compris dans les pays réputés les plus libéraux : 35% de prélèvements obligatoires aux États-Unis, près de 40% au Royaume-Uni. A la Belle Epoque, lorsque les États étaient centrés sur les fonctions régaliennes, ces taux s’étalaient sur une fourchette de 10 à 15% du PIB. Notons au passage que c’était l’âge d’or de la souveraineté nationale. En notre ère réputée « ultra-libérale », le montant sans équivalent historique des prélèvements obligatoires et de l’endettement public pèse sur l’économie et détermine pour partie son fonctionnement : c’est l’impécuniosité des États qui génère le marché de la dette, avec sa logistique financière. Ne mêlons pas causes et conséquences.

Peut-être n’y a-t-il pas d’alternative à une relance mondiale concertée. Il convient pourtant de s’inquiéter du fait que les banques centrales ont épuisé leurs réserves et les États surendettés n’ont plus guère de marge de manœuvre : comment financer ces plans de relance ? L’arithmétique serait-elle donc une simple convention qu’une décision politique pourrait modifier ? Une fois passé le gros de la crise de 2008, il eût fallu reconstituer réserves et marges de manœuvre. John Maynard Keynes ne disait pas autre chose : déficits en temps de crise, équilibre budgétaire en période de croissance (on recharge le fusil). Au-delà de la conjoncture, il semble urgent de s’interroger sur la thèse d’une stagnation séculaire, artificiellement et temporairement contrariée par la mise sous stéroïdes de l’économie mondiale[tooltips content= »L’hypothèse de la « stagnation séculaire » a été une première fois introduite par Alvin Hansen, dans un discours prononcé en 1938, et reprise dans un texte publié l’année suivante (A. Hansen, « Economic Progress and Declining Population Growth », American Economic Review, Vol. 29 (1), pp. 1-15). Elle renvoie à un régime économique de croissance faible et de sous-emploi, également caractérisé par une inflation faible, voire par un phénomène de désinflation. Après la crise de 2008, cette hypothèse a été reprise par Lawrence H. Summers (L. H. Summers, « U.S. Economic Prospects: Secular Stagnation, Hysteresis, and the Zero Lower Bound », Business Economics, Vol. 49, n°2), du fait de la relative faiblesse de la croissance économique, aux États-Unis comme dans la zone euro, elle nourrit le débat économique. »](3)[/tooltips]. Il est vrai qu’un tel avenir aurait des conséquences gravissimes sur des régimes politiques modernes dont la formule de légitimité, purement immanente, repose sur les seuls succès technico-économiques. Il ne faut pas mépriser les biens que l’on possède, et nous pourrions regretter un jour les aménités de cette civilisation marchande et technicienne. Il n’en importe pas moins de prendre la mesure de la catastrophe, de scruter l’horizon et d’anticiper l’avenir. Autant que faire se peut.

Dans le registre du « vivre ensemble », préciosités et mignardises sur la solidarité de « toutes et tous » et le « faire nation » ne sont plus de saison. Ils dissimulent mal l’état réel de sociétés post-modernes atomisées et épuisées. L’improbabilité d’une thérapeutique par le haut n’interdit pas de formuler un diagnostic sur notre modernité tardive

Dans leur adresse à la nation, on comprend certes la volonté des dirigeants de ne pas provoquer d’effet de panique et d’en appeler au respect d’un certain nombre de comportements civiques. Un paradoxe toutefois : la solidarité de « toutes et tous » consiste essentiellement à se barricader chez soi et à s’abstenir de tout contact extérieur : « moralia minimalia ». Par ailleurs, faut-il céder à la « câlinothérapie », segmenter la population pour remercier de manière particulière les agents publics et additionner les tics de langage ? Songeons à l’amiral Nelson lors de la bataille de Trafalgar : « L’Angleterre attend de chacun d’entre vous qu’il fasse son devoir ». Surtout, cette langue de coton ne saurait occulter l’état réel de notre « modernité tardive ». Sur ce point, la lecture du dernier ouvrage d’Hugues Lagrange, sur les « maladies du bonheur », s’impose[tooltips content= »Hugues Lagrange, Les maladies du bonheur, PUF, 2020″](4)[/tooltips]. Brassant et analysant de multiples données, le sociologue dresse un tableau clinique de l’humanité post-moderne (il parle d’« homme moderne »). Affectée de multiples troubles mentaux et comportementaux, cette humanité est victime de l’anxiété et de la dépression, de l’alcoolisme et de la drogue. Désinstitutionnalisé et privé de forme stable d’appartenance, l’« homme moderne » souffre de la solitude et de l’angoisse.

Comment ne pas songer au « dernier homme » de Nietzsche qui, clignant de l’œil, s’écrie : « Nous avons inventé le bonheur » ? Hélas, le philosophe de Sils-Maria nous a prophétisé deux siècles de nihilisme : le compte n’y est pas. Hugues Lagrange explique qu’il faudrait « réinstituer l’homme » et lui ouvrir un destin au sein d’une « société décente ». Gardons-nous de croire que le « retour des États » suffira à la tâche. En guise de réponse à des maux de civilisation, se donner pour but la construction d’un « kolkhoze fleuri » [tooltips content= »Voir Jean Gabin dans Le cave se rebiffe, film de Gilles Grangier (1961). »](5)[/tooltips] (fût-il peint en bleu, blanc, rouge), serait illusoire. Tout au plus faudrait-il exiger de l’État qu’il cesse d’entériner et de consacrer la tyrannie de minorités qui prétendent imposer leurs mœurs et les transformer en règles de droit.

On ne saurait pourtant ignorer que ces demandes viennent d’une partie de la société elle-même, le plus grand nombre manifestant l’indifférence pour autant que cela n’ait pas d’impact économique direct sur leur situation. L’idée d’un « bloc populaire » demeuré sain, futur « sujet historique » appelé à se dresser contre un « pôle élitaire » composé d’« anywhere » est illusoire. A moins que ce ne soit un mensonge manié par des gens qui se voient comme une « élite de remplacement » (Vilfredo Pareto) appelée à diriger les nations occidentales en s’appuyant sur les masses – selon la rengaine du « moment populiste » à venir.

Il serait erroné de penser que la situation sanitaire pourrait suspendre les rivalités de puissance. Le cas de la Chine populaire, dirigée par un parti-État aux ambitions totalitaires, en témoigne. Loin de battre sa coulpe et de reconnaître les fautes commises au départ de l’épidémie chinoise, Pékin passe à l’offensive

Certes, bien des gouvernements auront fait preuve d’une négligence fâcheuse, voire coupable : « Humain trop humain ». Dans le cas de la Chine populaire, il pourrait s’agir d’un mensonge éhonté et d’une dissimulation volontaire, jusqu’à ce que le phénomène dépasse les dirigeants néo-maoïstes et leurs exécutants. S’en étonnera-t-on ? La Chine est sous la coupe d’un régime idéologique qui, loin de s’adoucir au contact de la modernité occidentale, s’est durci. L’idéologie est fondée sur une parole fausse ; son nom métaphysique est le mensonge, comme l’a soutenu Alexandre Soljenitsyne. On ne saurait en effet ignorer le cas de ce médecin chinois de Wuhan qui a rapidement alerté les pouvoirs publics, a été persécuté pour mourir ensuite du virus. De façon éhontée, Pékin se pose désormais en parangon de vertu, arguant de sa politique de confinement et de lutte massive contre la propagation du virus. Après avoir reçu de l’étranger des millions de masques au plus fort de l’épidémie, dans la région de Wuhan et ailleurs, le régime chinois mène une « diplomatie du masque » au moyen de livraisons ostentatoires aux pays contaminés par la suite. Sans pudeur aucune ni sens de la vérité, il administre des leçons de « gestion de crise ». Le Département de la propagande du Parti annonce la publication prochaine d’un livre intitulé Da guo zhan yi, soit La grande puissance combat l’épidémie.

Pour détourner l’attention du « virus de Wuhan », le pouvoir local n’hésite pas à reprendre des mensonges sur l’origine américaine de cette épidémie depuis devenue pandémie. Signifiée le 18 mars 2020, l’expulsion de journalistes américains du New York Times, du Wall Street Journal et du Washington Post marque une nouvelle étape dans le conflit sino-américain. D’un point de vue européen, l’excessive dépendance à l’industrie chinoise ne pourra plus être ignorée. Mouvement long de l’histoire décrit par Fernand Braudel[tooltips content= »Fernand Braudel, La dynamique du capitalisme, Flammarion, 1977. »](6)[/tooltips], et ce bien avant les représentants de l’histoire interconnectée, la mondialisation ne connaîtra pas d’arrêt durable : qu’est-elle d’autre sinon l’arraisonnement du monde par la technique ? En revanche, la sino-mondialisation n’est plus tenable[tooltips content= »Voir Emmanuel Dubois de Prisque et avec Sophie Boisseau du Rocher, La Chine e(s)t le monde. Essai sur la sino-mondialisation, Odile Jacob, 2019″](7)[/tooltips]. L’expérience des faits et la réponse spontanée des producteurs aux signaux du marché (pénuries, retards et surcoûts) devraient entraîner le redéploiement des activités afin d’assurer la sécurité des approvisionnements et donc des pays européens. Si besoin est, des incitations publiques devront aller en ce sens. Déjà, il appartient aux États de reconsidérer le dossier « Huawei » et les précautions à prendre en matière de 5G.

Les rivalités de puissance se renforcent et le sacrifice par la Russie de l’« OPEP+ » et de son entente avec l’Arabie Saoudite en matière de pétrole, en témoigne. La nouvelle guerre froide s’étend au domaine énergétique, quitte à saborder le niveau des prix et à mettre à mal les relations entre Moscou et Riyad

Il n’y aura donc pas de Sainte-Alliance sanitaire pour mettre entre parenthèses les conflits et rivalités de puissance entre les nations. Si besoin était, le conflit entre la Russie et l’Arabie Saoudite autour de la production de pétrole et la liquidation de l’« OPEP+ », sur fond de pandémie et de dégringolade des marchés, en sont la preuve. En 2016, la Russie et l’Arabie Saoudite, principal producteur pétrolier de l’OPEP, ont passé un accord visant à réduire la production et à faire remonter les cours. Cette alliance commerciale est désignée par le terme d’« OPEP+ ». Elle a volé en éclats. Pourquoi ? Le coronavirus paralysant l’activité économique, le prix du pétrole baissait depuis plusieurs semaines. Les discussions autour de nouveaux quotas ont échoué le vendredi 6 mars 2020, Riyad ne parvenant pas à convaincre Moscou du bien-fondé d’une telle décision.

Aussi l’Arabie Saoudite a-t-elle décidé d’augmenter sa production pétrolière et de baisser ses prix, un choc sans précédent depuis la guerre du Golfe (1991) suivant cet échec. Simple différend commercial ? Selon la presse russe, la décision du Kremlin aurait été prise à la demande d’Igor Setchine, président de Rosneft, qui depuis longtemps voit dans l’« OPEP+ » une « menace stratégique » (les autres compagnies pétrolières voulaient maintenir cette alliance commerciale).

Selon Alexandre Dynkine, président de l’IMEMO[tooltips content= »IMEMO : Institut de l’économie mondiale et des relations internationales. Fondé en 1956, l’IMEMO est situé à Moscou. Il est principalement dédié à l’étude des politiques menées par les États occidentaux et l’ensemble des pays développés. L’objectif est d’envisager et d’analyser les tendances mondiales à l’œuvre dans divers champs, du point de vue la Russie et de ses intérêts nationaux. L’IMEMO organise notamment les « Primakov Readings », une réunion d’experts, de diplomates et de « décideurs » mondiaux. »](8)[/tooltips], « le Kremlin a décidé de sacrifier l’accord OPEP + pour stopper la production de gaz de schiste aux États-Unis et les punir pour Nord Stream 2 ». La décision est politique et s’inscrit dans le contexte de nouvelle guerre froide. Au-delà de la rupture du lien spécial avec l’Arabie Saoudite, dont le rôle en Syrie n’est plus important, la cible visée par le Kremlin est donc américaine. Ce faisant, le brusque contre-choc pétrolier est venu aggraver la situation économique mondiale. Ajoutons que le profit que le consommateur pourra tirer d’une baisse des prix sera largement dépassé par les effets négatifs de ce marasme économique.

Schématiquement, la Russie compte sur le caractère frustre de son économie (une « économie de cafard », tendue vers la survie) et le contrôle social de la population pour traverser des difficultés économiques qui affecteraient principalement les pays libres et développés. Gageons qu’il se trouvera bien des idéologues en Occident pour vanter la performance et expliquer que la pénurie constituerait la réponse à la misère morale et spirituelle de l’« homme moderne ». Et l’« écologie fondamentale » a désormais son pendant droitier, une forme de national-bolchévisme mâtinée de survivalisme.

A l’avenir, les frontières est et sud-est de l’Europe demeureront sous tension. Sur l’axe Baltique-mer Noire, le conflit russo-ukrainien est toujours ouvert et sanglant. Le jour venu, ce « conflit de basse intensité » pourrait monter en puissance. Au sud-est, Ankara instrumentalise les flux migratoires pour exercer des pressions sur l’Europe. Un chantage inacceptable qui ne dissimulera pas le problème géopolitique de fond

Interrogée par Le Monde, le ministre suédois des Affaires étrangères, Ann Linde, rappelle que le conflit au Donbass demeure actif : « Sur les 420 kilomètres de ligne de contact, il n’existe seulement cinq points de passage […]. Rien qu’en janvier et février, 35 militaires ont été tués dans une zone où il y a eu un désengagement : c’est bien un théâtre militaire actif » [tooltips content= »Ann Linde, « Sur l’Ukraine, « la position russe n’a pas évolué d’un millimètre » », Le Monde, 11 mars 2019″](9)[/tooltips]. En Ukraine comme en Moldavie et en Géorgie, ce type de conflit installe dans les esprits l’idée d’un inéluctable démembrement de l’État qui en est la victime. Il constitue également un levier d’action qui, en usant du pseudo-État crée par l’occupant et ses « proxies », peut exercer des pressions sur Kiev, Chisinau ou Tbilissi. Surtout, c’est une base de départ pour une opération armée plus vaste, lorsque les circonstances seront jugées favorables. Aussi ne faut-il rien exclure. Dans l’immédiat, force est de constater que la doctrine russe d’Emmanuel Macron (le « dialogue sans naïveté ») n’a rien produit[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Trois mots sur la nouvelle doctrine russe d’Emmanuel Macron », Boulevard extérieur, 3 septembre 2019″](10)[/tooltips]. Les échanges de prisonniers entre Kiev et Moscou ont d’abord permis à la Russie de récupérer un personnage dont le témoignage aurait été fort utile à l’enquête sur les responsables du tir sur le vol MH-17, le 17 juillet 2014, au-dessus du Donbass (le procès est en cours, au tribunal de Schiphol, près d’Amsterdam)[tooltips content= »Le 17 juillet 2014, un Boeing 777 décolle de l’aéroport d’Amsterdam-Schiphol pour Kuala-Lumpur (Malaisie) avec 298 personnes à bord dont 196 Néerlandais. Le vol MH17 (Malaysian Airlines 17) est ensuite abattu par un Buk, missile anti-aérien de conception soviétique, au-dessus du Donbass où l’armée ukrainienne affronte les milices séparatistes pro-russes. Le drame est suivi d’une opération de désinformation avec force scenarii et fausses nouvelles visant à innocenter la Russie et ses forces par procuration. »](11)[/tooltips].

L’échec de la doctrine russe d’Emmanuel Macron est également patent en Syrie, plus particulièrement à Idlib. Depuis décembre 2019, l’action combinée de Damas et de ses alliés russo-iraniens ont jeté 900 000 personnes sur les routes, cette masse mettant en péril la frontière turco-syrienne. De fait, Recep T. Erdogan instrumentalise ces flux pour exercer un chantage à l’encontre de l’Europe. Au vrai, il ne s’agit pas seulement pour Ankara d’obtenir une aide financière plus importante [tooltips content= »Les responsables turcs reprochent aussi à l’Union européenne de ne pas avoir respecté plusieurs dispositions de l’accord migratoire signé en mars 2016 avec Bruxelles, notamment la promesse de libéralisation des visas à l’endroit des ressortissants turcs et la modernisation de l’accord d’Union douanière. Ces questions sont traitées par la Commission européenne, sous le contrôle des États membres de l’Union européenne. »](12)[/tooltips] mais d’avoir le soutien des autres pays membres de l’OTAN dans la mise en place d’une zone de sécurité en avant des frontières turques avec la Syrie. Alors que la Russie bloque au Conseil de sécurité l’ouverture de corridors humanitaires qui permettrait de soulager la population concentrée à Idlib, il y a bien des convergences turco-européennes sur cette question. Le constat fera hurler les poutinophiles, mais ces derniers sont beaucoup moins promptes à stigmatiser leur « homme fort » lorsque celui-ci parvient à s’entendre avec Recep T. Erdogan (S-400, Turkstream, cessez-le-feu, partage des mêmes éléments de langage anti-occidentaux). Cela dit et malgré l’importance géostratégique de la Turquie, il est évident que l’on ne saurait faire confiance à Recep T. Erdogan. L’alliance demeure mais elle devient transactionnelle, et les pays européens auront à utiliser leurs quelques cartes pour instaurer un rapport de force favorable à une future négociation. A défaut d’un accord solide sur les questions migratoires, l’accès des biens industriels turcs au marché unique pourrait être remis en cause[tooltips content= »Jean-Thomas Lesueur, « Migrants : répondre au chantage d’Erdogan », Institut Thomas More, 17 mars 2020″](13)[/tooltips].

Au Moyen-Orient et dans le golfe Arabo-Persique, rien n’est réglé ni même reporté. La population iranienne peut bien souffrir de la pandémie, le Guide suprême et les Gardiens de la Révolution resserrent leur emprise sur le pays, et les milices panchiites poussent les feux en Irak. Au péril d’une nouvelle escalade

Après les provocations iraniennes qui ont conduit à l’élimination par les États-Unis du général Soleimani, on eût voulu croire possible un retour au calme. Donald Trump a préféré ignorer les représailles iraniennes sur une base américaine en Irak qui ont pourtant fait de nombreux blessés (opération « Shahid Soleimani », 8 janvier 2020). Le même jour, un Boeing de l’Ukraine International Airlines aura été abattu par la défense anti-aérienne iranienne. Il se trouve certainement des partisans d’une politique de complaisance à l’égard du régime chiite-iranien pour espérer une « désescalade » durable. Une approche comptable des relations internationales et des rapports de puissance aime aussi à privilégier la comparaison des PIB américain et iranien ainsi que des dépenses militaires, l’idée directrice étant de montrer qu’un État aussi insignifiant ne saurait constituer une réelle menace. A ce compte, la gravité de l’épidémie de Coronavirus en Iran irait dans le sens de l’apaisement et de la stabilisation. Considérée comme « un complot de l’ennemi », elle s’est abattue sur la population. Plus qu’ailleurs, les autorités sanitaires sont débordées, d’autant plus que le fait a été nié par les plus hauts dirigeants du pays. Un médecin de Téhéran résume la situation : « Le message était clair : pas de coronavirus avant les élections » [tooltips content= »Ghazal Golshiri et Allan Kaval, « En Iran, l’épidémie de coronavirus révèle l’incurie des autorités », Le Monde, 4 mars 2020″](14)[/tooltips]. Depuis, le chaos sanitaire iranien s’accroît au péril des pays voisins et des territoires traversés par l’axe chiite. Quelles conséquences en Syrie où la moitié de la population a été déplacée ?

Pourtant, bien des éléments montrent que la volonté de puissance et l’agressivité du régime irano-chiite demeurent inentamés[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « Sur l’Iran, l’escalade militaire et le désarroi européen », Boulevard extérieur, 7 janvier 2020″](15)[/tooltips]. Le 21 février 2020, les législatives iraniennes ont fait tomber le décor Potemkine qui prétend dissimuler la réalité politique et idéologique dudit régime. Déjà, le clivage entre « opportunistes » (les prétendus « modérés ») et « durs » (les « conservateurs ») reposait non pas sur les fins mais sur le rythme et les moyens, sans parler des rivalités portant sur l’accès aux rentes et ressources d’une économie sous contrôle politique. Désormais, ce sont les « trotskystes » de l’islamisme chiite qui contrôlent le Parlement. Au sommet, le Guide suprême, les Pasdarans tenant lieu de colonne vertébrale du régime. La résolution de 2015 sur la limitation du programme balistique est allègrement violée et il ne reste quasiment rien du dispositif d’encadrement du nucléaire iranien[tooltips content= »Le 3 mars 2020, le directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Rafael Mariano Grossi, a confirmé au président français, Emmanuel Macron, l’irrespect par l’Iran de ses engagements nucléaires. Téhéran a multiplié par trois le stock d’uranium enrichi. Dès le 14 janvier, Paris, Londres et Berlin (l’E3) ont annoncé l’activation du mécanisme de règlement des différends »](16)[/tooltips].

En Irak, les milices panchiite au service de Téhéran harcèlent les troupes américaines avec pour objectif le départ des forces de la coalition, ce qui achèverait le phagocytage de ce pays et ouvrirait la possibilité d’évincer les Occidentaux de la région (objectif partagé avec la Russie). Le 11 mars, des roquettes Katioucha se sont abattues sur la base de Taji, tuant deux soldats américains et un soldat britannique. Quelques heures plus tard, l’aviation américaine bombardait la base d’une milice panchiite en Irak (une trentaine de morts). Le 14 mars, deux nouvelles roquettes visaient la base de la coalition internationale. Une certitude : le coronavirus ne nous préservera pas d’une nouvelle escalade entre Méditerranée et Golfe Arabo-Persique ou dans le détroit d’Ormuz[tooltips content= »Jean-Sylvestre Mongrenier, « La stratégie de déstabilisation menée par l’Iran qui pourrait conduire à la guerre », Huffpost, 5 août 2019″](17)[/tooltips].

En Libye, sur les rivages africains de la Méditerranée, la désunion occidentale, l’irrésolution européenne et l’incapacité à déployer des troupes, afin de disposer d’un levier sur ce théâtre, ont causé un vide géopolitique comblé par la Russie dans un premier temps, la Turquie ensuite. Le scénario d’une « nouvelle Syrie » aurait de graves conséquences en Europe

En Libye, sur le flanc sud de l’Europe, la situation s’aggrave. Malgré la conférence de Berlin du 19 janvier 2020, en appui à la médiation de l’ONU, la négociation d’un accord de cessez-le feu, préalable à une réconciliation politique nationale, a échoué. Envoyé spécial de l’ONU en Libye, Ghassan Salamé a démissionné le 3 mars dernier. Sur place, la Russie, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, les Émirats-Unis soutiennent le maréchal Khalifa Haftar, chef de la Cyrénaïque qui tente depuis le printemps 2019 de prendre Tripoli. Des mercenaires russes de la compagnie Wagner sont à pied d’œuvre et matérialisent le soutien de Moscou. Khalifa Haftar recrute aussi sur le continent, notamment au Soudan. Depuis le Golfe et l’Égypte, matériels et équipements sont livrés à son armée. A la tête du seul gouvernement reconnu par l’ONU, Fayez el-Sarraj est soutenu par la Turquie et le Qatar. C’est bien après la Russie, il faut le concéder, que la Turquie s’est activement engagée. Le 27 novembre 2019, Ankara et Tripoli signent un accord de sécurité ainsi qu’un accord de délimitation des domaines maritimes respectifs en Méditerranée orientale, au grand dam des pays voisins (Grèce, Chypre et Egypte). Recep. T. Erdogan expédie ensuite des conseillers militaires turcs ainsi que des mercenaires recrutés parmi les milices syriennes que la Turquie finance et équipe. En retour, un axe Haftar-Assad se dessine, avec l’envoi d’une délégation du gouvernement de Benghazi en Syrie et l’ouverture d’une ambassade (3 mars 2020). Esquissé dès 2018, cet axe est soutenu par la Russie qui recrute également des mercenaires syriens destinés à se battre sur le front libyen. Aussi la Libye est-elle en passe de se transformer en « nouvelle Syrie », avec de graves conséquences pour l’Europe, tant sur le plan énergétique que migratoire. La Russie comme la Turquie pourraient user de ces moyens de pression.

L’impuissance européenne est frappante, la France et l’Italie ne parvenant pas à s’entendre, ce qui exclut toute action collective des Vingt-Sept (n’incriminons par l’Union européenne en tant que telle). L’Italie argue de son rôle historique en Libye et fait prévaloir l’objectif de contrôle des flux migratoires. Elle privilégie ses liens avec le gouvernement de Tripoli (Fayez el-Sarraj). Il faut y ajouter la forte présence du groupe ENI dans le pétrole libyen. Initialement, la France soutenait Khalifa Haftar dans son action contre diverses milices islamistes. L’anti-terrorisme et ses objectifs tactiques l’ont emporté sur une vision d’ensemble de la situation libyenne. Depuis, le Khalifa Haftar s’est autonomisé, en s’appuyant sur des alliés plus entreprenants, et il a lancé la « bataille de Tripoli ». Disons-le : Khalifa Haftar s’est joué de la France et n’a pas respecté les engagements pris à La Celle-Saint-Cloud (juillet 2017), puis à Paris (mai 2018). La rencontre du 9 mars dernier, à l’invitation d’Emmanuel Macron, n’a rien donné de plus. Du côté français, l’idée était qu’un « homme fort » de ce type pourrait contribuer à la stabilité du Sahel. Mais faut-il mettre en péril la situation en Méditerranée pour préserver l’hinterland africain ? Il est à craindre par ailleurs que le possible déplacement de l’épicentre du coronavirus vers l’Afrique, encore à l’écart semble-t-il, ne bouleverse la situation en Afrique subsaharienne. Cette pandémie devrait y trouver un nouveau terrain d’expansion.

En toile de fond de cette crise globale, la « précipitation », au sens chimique du terme, d’enjeux territoriaux, écologiques, démographiques et identitaires est plus inquiétante encore. La convergence de lignes dramaturgiques se précise avec en perspective une « singularité »

Il faut ici rendre hommage à un livre remarquable écrit en 2004 par Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces. Dans son prologue, il écrivait : « Dans tout système complexe, de très nombreux éléments interagissent les uns avec les autres. Souvent l’évolution crée une force qui s’oppose à elle-même ; la résultante est alors une oscillation ou un amortissement, c’est-à-dire un arrêt. Ce mécanisme, appelé contre-réaction ou boucle fermée, aboutit à un équilibre où les paramètres qui décrivent l’état des choses s’écartent peu des valeurs moyennes. Si au contraire l’évolution crée une force qui s’exerce dans son propre sens, il en résulte une croissance qui s’accélère dans le temps. Ce mécanisme-là, dite de réaction positive ou de boucle ouverte, cause la destruction du système, si un agent extérieur n’intervient pas » [tooltips content= »Jacques Blamont, Introduction au siècle des menaces, Odile Jacob, 2004″](18)[/tooltips]. Nous en serions là. Le moteur de l’Histoire de cette expansion réside dans le formidable progrès des sciences et de techniques, de l’électronique et de l’information, une force démesurée qui a bâti un « réseau de réseaux » dont la puissance de calcul de nos smartphones individuels nous donne une faible idée. L’humanité fonctionne en boucle ouverte, ce qui conduirait à une « divergence » : pour dire les choses plus concrètement, une possible grande catastrophe qui dépasserait l’ampleur de la Peste noire et d’événements comparables dans l’histoire de l’humanité.

Trois lignes dramaturgiques convergent formant ainsi une menace globale : la prolifération des armes balistiques et de destruction massive qui, en deux ou trois décennies, s’est accélérée (on pense notamment à l’Iran et à la Corée du Nord pour les armes nucléaires) ; les déséquilibres de la biosphère et les épidémies à venir qui en résulteront ; les désastres naturels. « La synergie des trois fléaux, les guerres, les épidémies et les désastres naturels, risque d’engendrer une singularité qui ne serait pas le triomphe d’une super-intelligence, mais constituerait au contraire le coup d’arrêt donné par la biosphère à son bourreau ». Et notre auteur de citer Pascal : « Chacun sait qu’il doit mourir mais il ne le croit pas ». Tout au plus s’agira-t-il de survivre un temps. A la différence des États-Unis, les pays européens ont préféré, individuellement et collectivement, conduire une politique de jouissance plutôt qu’une politique de puissance. Décrochée des États-Unis et, bientôt, de la Chine populaire, l’Europe l’est également des pays en développement sur le plan de la démographie. L’affolement à la seule vue de quelques milliers de réfugiés syriens ou autres qui s’entassent sur ses frontières n’est pas pure irrationalité. Il exprime la conscience des importants déséquilibres démographiques entre le « Vieux continent » et ses périphéries géopolitiques.

Le niveau des périls demande que l’on renoue avec une conception haute du politique, saisi dans son essence. Il ne s’agit pas seulement d’exercer le pouvoir mais de renouer avec l’idée de bien commun. Pourtant, cela ne suffira pas

Face aux périls et déséquilibres du monde, de nombreuses voies invoquent le principe de souveraineté, un plus petit nombre portant cette exigence à l’échelon européen. De fait, le redoutable avenir exigera que l’on prenne des décisions souveraines, au sens existentiel du terme. Il ne s’agirait plus du sage concept de droit public brandi par les « statolâtres » mais de la souveraineté telle qu’est est apparaît dans l’œuvre de Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de l’exception » [tooltips content= »Carl Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988. »](19)[/tooltips]. Encore faut-il comprendre que la souveraineté n’est pas une sorte de hochet magique que l’on agite sous l’effet de la peur ou par frénésie : tous les États membres de l’ONU sont souverains mais seul un petit nombre l’est effectivement. Nonobstant le nationalisme qui, sous différentes appellations, fait un retour en force dans l’opinion publique, il est difficile de voir en quoi le rôle d’État-brancardier, de fait mis en valeur par la pandémie en cours, signifierait le retour au premier plan de la nation. Dans ce monde de titans qui mobilise de fantastiques énergies, les États européens sont individuellement confrontés au problème de la masse critique. L’avenir, si tant ait qu’il y en ait un, pourrait appartenir à des États-civilisations et à de Grands Espaces (le Grossraum de Carl Schmitt). N’est-ce pas déjà le cas ? Privés de l’alliance américaine, les principaux États européens verraient leur puissance et leur influence se réduire comme peau de chagrin. Et le « chacun pour soi » pourrait très vite l’emporter. Sur un plan géopolitique, en faisant abstraction de la « singularité » évoquée plus haut, le péril qui menace l’Europe est de redevenir un « petit cap de l’Asie », objet de l’Histoire plus que sujet.

L’idée de souveraineté porte l’accent sur le seul exercice du pouvoir. Concept autoréférentiel, il ne nous dit rien de la vertu et des fins politiques à poursuivre. Le primat de la souveraineté sur toute autre considération, au nom de l’efficacité, résulte d’une inversion de la hiérarchie fonctionnelle entre les « oratores » et les « bellatores ». A la fin du Moyen Âge, la lutte au sommet entre le Pape et l’Empereur a épuisé ces pouvoirs à vocation universelle, ce qui a permis aux rois et aux principes territoriaux, ces chefs de l’aristocratie, de l’emporter. La voie était ouverte pour Machiavel et l’hypertrophie du pouvoir qui se prend pour fin, pour des guerres exponentielles sans commune mesure avec celles du Moyen Âge. Le juriste René-Jean Dupuy nomme « États libertaires » ces formations territoriales se voulant les seuls et uniques maîtres de leur politique [tooltips content= »René-Jean Dupuy, Le droit international, PUF, 2001″](20)[/tooltips].

Idéalement, une véritable communauté politique s’articule à l’idée de bien commun. Que l’on prenne garde toutefois à une forme illusoire de constructivisme qui prétendrait réaliser « le thomisme dans un seul pays » (une sorte de néo-salazarisme). Enfin, s’élever à la hauteur des défis de l’époque impose le sens de l’universel, voire l’idée d’« État universel ». Non pas comme réalité accomplie ou projet politique concret mais comme idée régulatrice. Tel était le sens qu’Ernst Jünger donnait à ce concept [tooltips content= »Ernst Jünger, L’État universel, Gallimard, 1962. »](21)[/tooltips]. En d’autres termes, le niveau des enjeux, leur caractère existentiel et l’échelon mondial requièrent une forme de cosmopolitique. Tout cela ne fait pas un programme politique mais il serait enfantin de croire qu’il existe une boîte à outils dans laquelle puiser. En revanche, la figure du Katechon s’impose à l’esprit [tooltips content= »Le Katechon est évoqué par saint Paul dans sa Deuxième Lettre aux Thessaloniciens. Dans la Bible de Luther, le terme est traduit par « Aufhalter ». »](22)[/tooltips]. Ainsi le Nouveau Testament désigne-t-il l’homme ou la force qui, par son action et son exemple moral, parviendra à conjurer le désastre. Sans base métaphysique solide, nous ne pourrons faire face à notre destin ou, selon une formule orientale, « chevaucher le tigre ».

Source: Institut Thomas More.

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Chercheur associé à l'institut Thomas More

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