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Un Kaczynski peut en gâcher un autre


Un Kaczynski peut en gâcher un autre

Il était une fois dans un continent appelé Union européenne un pays nommé Pologne, dont dirigé par deux frères jumeaux – l’un était président, et l’autre chef du premier parti d’opposition[1. Le parti de Kaczynski « Droit et Justice » ayant perdu les législatives de 2007 au profit du parti libéral « Plate-forme civique » de l’actuel Premier ministre, Donald Tusk, la Pologne vivait une période de cohabitation]. Puis le frère-Président prit l’avion pour se rendre dans un pays voisin, afin d’y participer à une très importante cérémonie en hommage à ses compatriotes froidement assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale par les soldats de ce même pays voisin. L’avion s’écrasa.

Ô Dieu des cieux ! Ô Eternel ! Pourquoi as-tu détourné Ton œil bienveillant de l’avion présidentiel ? Aurais-tu voulu punir ton serviteur le plus fidèle et, une fois de plus, mettre à l’épreuve la Nation qui t’était la plus dévouée parmi les Nations ?

La tragique disparition de son frère-Président plongea le frère-Chef du premier parti d’opposition dans un chagrin inconsolable, sinon dans la folie. Persuadé qu’il lui revenait de lui succéder au fauteuil présidentiel, le frère-Chef du premier parti d’opposition se présenta aux élections anticipées. Car l’inconvénient principal, pour ainsi dire, du pays nommé Pologne, consiste dans le fait qu’il est régi selon les principes démocratiques et que, par conséquent, le frère-Chef du premier parti d’opposition n’avait pas d’autre choix que de se conformer à l’encombrant protocole prévu pour accéder au pouvoir. Toutefois, un bruit encore plus cruel encore l’épreuve du suffrage universel courait. Certains disaient que ce n’était que du vent piégé dans les frondaisons des saules pleureurs des bords de la Vistule. D’autres affirmaient que l’éditorialiste d’un puissant quotidien, Gazeta Wyborcza, en était à l’origine. Quoi qu’il en soit, à en croire ce bruit, même parmi les partisans indéfectibles du frère-Chef du premier parti d’opposition, beaucoup ne croyaient guère à sa victoire électorale. Et en effet, le frère-Chef du premier parti d’opposition perdit. Un malheur n’arrive jamais seul, dit la sagesse populaire.

Cruel paradoxe, la catastrophe aérienne qui avait mis fin à la vie du frère-Président, était pour le frère-Chef du premier parti d’opposition, l’assurance de survivre à son propre crash politique. Cependant, le deuil du frère-Chef du premier parti d’opposition se manifesta de manière pour le moins troublante, autant du point de vue des simples citoyens polonais que de celui des analystes politiques. L’inquiétude grandissait dans la Nation et les interrogations se multipliaient. Un charlatan, ou autre expert en traumatologie, fut enfin sommé de poser un diagnostic public sur son état psychologique. « Une personne se trouvant dans la situation de Jaroslaw Kaczynski risque de paraître comme fragilisée mentalement à son entourage, mais elle reste parfaitement saine selon les critères de la psychologie traumatique »- déclara l’expert dans les pages de l’hebdomadaire « Polityka ». Ainsi la Nation polonaise a-t-elle été rassurée sur le fait que les obsessions du frère-Chef du premier parti d’opposition qui cherchait les coupables de la mort accidentelle de son frère-Président et échafaudait des théories comploteuses sur l’accident, s’inscrivaient dans le schéma classique du processus du deuil.

La Nation cessa donc de se poser des questions et, comme il se doit en de pareilles circonstances, elle pleura durant les sept jours de deuil officiel décrété par les plus hautes instances de l’Etat. Elle pleura lors des innombrables cérémonies commémoratives organisées un peu partout dans le pays. Elle pleura moins ou, en tous cas, d’une manière susceptible d’être interprétée comme quelque peu agacée, le jour des funérailles du président défunt et de son épouse, qui eurent lieu à Cracovie, l’ancienne capitale royale de la Pologne. Or ne jamais dire du mal des morts est une chose, mais les inhumer dans la cathédrale de Wawel avec les rois de Pologne en est une autre, quand bien même s’agirait-il d’un couple présidentiel. Certains sujets rebelles commencèrent donc à poser des questions. Qui avait eu cette idée ? L’archevêque ? Un évêque peut-être ? L’épiscopat dans son ensemble ? N’était-ce pas le frère-Chef du premier parti d’opposition ? La communion solennelle de la Nation se gâtait. À l’évidence, le temps était venu de remercier les pleureuses, de ramasser les fleurs fanées et de retourner au travail. Restait à savoir ce qu’on allait faire de la croix.

Foule et contre-foule

Le cinquième jour du deuil national, une croix en bois fût érigée devant le Palais présidentiel à l’initiative des scouts polonais. Une foule plus ou moins importante selon la météo se rassemblait devant pour prier, déposer des gerbes, allumer des bougies, accrocher une pancarte disant « On est à Varsovie, ici, pas à Moscou ! », ou scander « Mafia rouge ! », « Pologne, réveille-toi ! » et « Honte ! ». La foule bloquait la circulation, insultait les policiers. Tout le monde, ceux qui priaient et ceux qui ne priaient pas, ceux qui troublaient l’ordre public et ceux qui essayaient de le rétablir, attendait avec impatience que quelqu’un fasse ou dise quelque chose de concluant. Personne ne fit ou dit quoi que ce soit. Ni le pape, ni l’archevêque, ni le frère-Chef du premier parti d’opposition, ni le Maire, ni le Premier ministre, ni le président nouvellement élu, ni même le fantôme du président-défunt dont l’intervention aurait été pourtant des plus appropriées. Se sentant humiliée et menacée, la foule de devant le Palais prit la décision de s’auto-constituer en « groupe de défenseurs de la Croix ».

Aussitôt, une foule de détracteurs des « défenseurs de la Croix » se mobilisa, quoique de manière plutôt spontanée, pour ne pas dire anarchique. La « contre-foule » érigea sa propre croix en canettes de bière, exhiba ses propres pancartes, « On est en Europe, ici, pas en Iran ! » et scanda ses propres slogans, « A l’église avec la croix ! », « Les croisés, honte pour la Pologne ! », « Jaroslaw Kaczynski, réveille-toi ! ». La « contre-foule » encercla la foule « première ». En réaction la foule première resserra les rangs, tandis que son noyau dur, constitué du « groupe de défenseur de la Croix » signala quelques cas de malaises passagers et un cas d’infarctus.

Le jour de l’arrestation d’un individu armé d’une grenade qui n’avait pas eu le temps de régler ses comptes avec le « groupe de défenseurs de la Croix », le frère-Chef du premier parti d’opposition déclara avec le plus grand sérieux dans l’organe de presse de son parti : « Même les communistes n’avaient pas osé s’en prendre aux croix placées au bord des routes ! ». Sur Radio Maryja, le Méga-Médiatisé-Père-Tadeusz Rydzyk, bénit le « groupe de défenseurs de la Croix » : « Comment se fait-il que la Mairie de Varsovie finance la construction de la deuxième mosquée dans la capitale et que cela ne dérange personne ? Comment se fait-il que la même Mairie sponsorise le musée de l’Holocauste ? C’est polonais tout ça ? Qui cela sert-il ? Il y a toujours eu des traîtres parmi nous. Mais Dieu merci, il y a aussi des gens courageux, prêts à défendre leur foi. Nous leur devons le respect. Tous ceux qui les maltraitent et les insultent, auraient eu un procès à Strasbourg s’ils avaient traité un chien de la même façon. Mais puisqu’il s’agit de catholiques, il n’y a rien ! »

Des voix se levèrent, ici et là, pour dénoncer une abdication indigne des pouvoirs, autant séculier qu’ecclésiastique, devant le problème de la Croix. Car désormais il y avait, dans le pays nommé Pologne, le problème de la Croix. Et puisque la tradition nationale polonaise le voulait ainsi, à la place des pouvoirs ce sont les intellectuels qui prirent la parole. Ils analysèrent la situation dans sa dimension sociale, politique et géopolitique, tout en la plaçant dans le contexte historique d’une part, et en en déduisant son évolution probable à court, à moyen et à long terme, d’autre part.

Le totem tribal de la Pologne

Nonobstant des différences considérables, et quelquefois abyssales dans les pronostics, les conclusions tirées de la glorieuse et doloriste Histoire de la Nation polonaise convergèrent néanmoins. La croix érigée devant le Palais présidentiel à Varsovie remplissait davantage la fonction d’un totem appartenant à une tribu, que celle de symbole religieux. « C’est un conditionnement historique puisque durant des siècles de partages, d’occupation et de sujétion, la Croix s’est substituée à la polonité. Il n’était pas facile à nos occupants et oppresseurs d’attaquer une croix », expliqua à son très cultivé public, le professeur d’une des universités les plus prestigieuses de la capitale, dans un article intitulé, « Le totem tribal en tant qu’outil entre les mains d’une hérésie gnostique ». Un de ses éminents collègues, représentant une discipline associée, précisa que la Croix demeure l’élément principal d’identification et d’appartenance nationales pour une majeure partie des Polonais vivant « dans un monde sans liens sociaux forts, dans un monde où il n’y a rien entre la Nation et la famille ». Les considérations allant dans ce sens proliférèrent, s’engendrant les unes à la suite des autres, en kyrielles, tantôt mettant l’accent sur « la conscience tribale et idolâtre » des Polonais, tantôt sur « le caractère superficiel de la christianisation de la Pologne », tantôt sur le fait que « la Pologne restait catholique, bien que n’étant plus religieuse ».

Quo Vadis, Polonae ?

Les paroles des sages retentirent d’un écho puissant. Des hauts sommets des Tatras jusqu’à la côte de la Baltique, le peuple polonais se réveilla comme un seul homme dans un état d’éréthisme désolant et vain. Qu’allons-nous devenir ? Où allons-nous ? Vers Moscou ? Vers l’Iran ? Vers l’Europe ? Dieu Tout-Puissant est-Il avec, ou contre nous ?

« Avec Jaroslaw Kaczynski nous ne ferons pas un seul pas en avant ! », s’alarma un journaliste fort populaire. « C’est lui qui attise le feu de la guerre religieuse pour la Croix devant le Palais présidentiel ! Personne à part lui-même n’arrive à comprendre ! ». Et voilà qu’en effet, personne ne sait s’il vaut mieux faire un pas en avant sans Jaroslaw Kaczynski, mais encore, dans quelle direction ? Ou bien s’il vaut mieux ne pas se séparer de Jaroslaw Kaczynski quitte à ne pas faire de pas en avant. Ou encore s’il faut avoir peur du zapaterisme ou, au contraire, ne désirer que sa rapide propagation.

À l’heure qu’il est, le « groupe de défenseurs de la Croix » déclare avec fermeté son intention de ne pas bouger d’un pas. Bon, tout au plus pour faire un pèlerinage-éclair au sanctuaire de Czestochowa puis revenir sur le parvis du Palais présidentiel. Libre aux traîtres à la Nation polonaise, d’aller où ils veulent. Et au plus loin, mieux ce sera. De toute manière la guerre des mondes aura lieu devant la Croix. Leur Croix.

Dans le même temps, les détracteurs du « groupe de défenseurs de la Croix » s’agitent. Baptisés depuis peu, « la nouvelle gauche polonaise », ils ne jurent que par le zapaterisme : la stricte séparation entre l’Eglise et l’espace public, l’abrogation de la loi sur l’enseignement du catéchisme dans les écoles publiques, l’introduction de la parité dans la sphère politique, la légalisation de la fécondation in vitro et, pourquoi pas, le mariage homosexuel.

À propos du frère-Chef du premier parti d’opposition, les cigognes survolant Varsovie racontent que jamais auparavant son obstination à faire proclamer Santo Subito son frère- défunt n’avait été aussi féroce. « On ne peut pas oublier de quoi il s’agit dans tout cela. Il s’agit de ne pas laisser édifier un monument à la place où se trouve présentement la Croix. Puisque ce monument serait, par la force des choses, un monument à gloire de mon frère, Lech Kaczynski. Alors que le pouvoir actuel a peur de cette gloire comme le diable a peur de l’eau bénite. En fait, Lech Kaczynski représentait tout le contraire de ce qu’incarne le pouvoir actuel, à savoir une Pologne souveraine, démocratique et juste !»

On dit aussi qu’un débat national aura lieu dans le pays nommé Pologne. Il y a de l’électricité dans l’air. Jusqu’à présent la Nation chuchotait. Elle est sur point de connaître ce que les sociologues appellent une « libération cognitive ». Il paraît qu’une restreinte avant-garde de citoyens aurait déjà franchi ce stade comme ce spécialiste en droit canonique qui écrit : « Un débat est nécessaire pour que nous puissions enfin réaliser où nous vivons. Or nous vivons dans un pays confessionnel, dans lequel l’espace public est confisqué par le catholicisme. Les citoyens non-croyants ou les catholiques modérés s’y sentent mal à l’aise. Ne parlons même pas des croyants d’autres cultes. »
Ce qui rassure c’est que, jusqu’à présent, personne n’ait proposé le rétablissement du supplice de la croix pour les voleurs.



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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