«Un écrivain ne devrait pas avoir d’autre biographie que ses livres. » Ainsi parlait B.Traven dont la vie, en effet, se confond avec l’œuvre. Tout y est aventure et mystère y compris la signification de cette initiale, B, suivie d’un point c’est tout. Un point d’honneur : « Traven ne s’appelle ni Ben, ni Beno, Bruno ou Bernard et désire n’employer pour prénom que la lettre B », expliquait-il. Grâce à la ténacité de Patrick Raynal, romancier et ancien directeur de la Série noire, les éditions du Cherche-Midi publient L’Armée des pauvres, un roman d’aventure politique mené à un train d’enfer. Le Général sort de la jungle, titre allemand de cet ouvrage initialement paru en 1937, était jusqu’à présent inédit chez nous.
B. Traven est peut-être né en Posnanie en 1882 ou à Chicago en 1890. Il est sans doute mort au Mexique le 26 mars 1969. Plusieurs biographies, parfois contradictoires, lui ont déjà été consacrées. Pour se faire plaisir, et une idée du personnage, on se rapportera à B. Traven portrait d’un anonyme célèbre, récit graphique de l’excellent Golo (Futuropolis, 2007). En 1948 son roman le plus célèbre, Le Trésor de la Sierra Madre, est adapté au cinéma par John Huston, avec Humphrey Bogart. B. Traven est le conseiller du cinéaste sous le nom de Hal Croves (crédité au générique). A un journaliste qui vient interviewer ce dernier sur le plateau du tournage, le cinéaste répond trop tard, dommage, vraiment, il vient de partir, il était là il n’y a pas cinq minutes. Cette perspicacité explique sans doute sa longévité. B. Traven, insaisissable, a su résister à toute forme d’oppression, y compris celle de la célébrité.
Ses premiers écrits datent des années 1917 à 1921. Il n’est alors pas question de B. Traven, mais de Ret Marut. Ce publiciste s’illustre « avant, pendant et après la République des conseils de Bavière, notamment en publiant une « revue » d’agitation peu modérée, Der Ziegelbrenner » comme l’écrit Theodore Zweifel en préface à un recueil d’articles réédités chez L’Insomniaque (Dans l’état le plus libre du monde, 1994)). Der Ziegelbrenner : Le Fondeur de briques. Pas de la petite bière. Il est vrai que l’époque ne prête pas à rire. Ret Marut suit de près les grèves des soldats et des ouvriers de l’armement en 1917, les conseils ouvriers de 1918, la révolution spartakiste de 1919… Quand le nazisme montre le bout de son groin, il met les bouts. Passager clandestin sur un cargo il échoue au Mexique, exerce trente-six métiers – cueille le coton, fore le pétrole…- se marie, s’installe à Mexico dans les années 50. Et écrit une oeuvre marquée de sa connaissance du pays. Depuis son ombre plane entre le Rio Grande et le Guatemala. B. Traven hante la littérature mexicaine. Le romancier Paco Ignacio Taibo II l’évoque dans La Bicyclette de Leonard, Martín Solares dans Minutes noires.
En France on le découvre au tournant des années 60 et 70 par un recueil de nouvelles, Le visiteur du soir, et par Le Trésor de la Sierra Madre, qui seront vendus en édition populaire. Puis 10/18 en publie une série dans les années 80 en « oubliant » de demander les droits… C’est par cette édition pirate – n’ayons pas peur des mots – que, comme bon nombre de lecteurs, Patrick Raynal découvre B.Traven. Devenu directeur de La Noire, chez Gallimard, il éditera Un pont dans la jungle. Depuis, il est en très bon terme avec l’ayant droit, la propre belle-fille de l’auteur. Ce qui explique cette publication et d’autres encore : The cotton pickers, premier roman de B. Traven (1925) devrait voir le jour prochainement ainsi que deux autres inédits, Marche to Monteria et Trozas. Et il n’est plus interdit de rêver à une édition complète française de l’œuvre romanesque.
Les romans de B. Traven, même s’ils accusent parfois quelques longueurs, sont de belles et implacables mécaniques. Son écriture est lapidaire, sans gras, parfois mordante. L’auteur a le sens de la formule et une rare lucidité politique. Il construit ses livres comme un tacticien met en place une stratégie d’attaque. Le lecteur en sort terrassé. On a prétendu à tort qu’il était Jack London. Sauf que « B. Traven n’est pas un romantique, il y a cette froideur qu’il n’y a pas chez London. T’as l’impression qu’il ne croit en rien. Sauf en la révolte armée », remarque Patrick Raynal.
L’Armée des pauvres est le roman comportementaliste type : gorgé d’action et dénué de psychologie. Il se situe dans le Mexique du début du 20e siècle – celui d’Emiliano Zapata et du caudillo Porfirio Diaz dont il est clairement fait référence ici-, sur une terre impitoyable, noyée de soleil, appartenant à quelques propriétaires qui y font travailler des familles de paysans quasiment esclaves. L’armée veille, ainsi qu’une redoutable milice, les rurales. La dictature peut dormir tranquille. Le lecteur comprend seulement au terme de cette épopée à quel point elle dort… C’est simple : le pays n’est plus gouverné. Et finalement, semble ironiser B. Traven, ça marche très bien comme ça !
Pour l’auteur qui a fait des péons son personnage principal il s’agit de renverser les vieilles structures. On ne sait plus qui parle du romancier ou de l’ancien publiciste radical : « Ils ne voulaient plus subir d’oppression, quel que soit le nom qu’on lui donnât : gouvernement, amour de la patrie, augmentation de la production, expansion économique, conquête des marchés, discipline, droit ou devoir. Ils rejetaient toutes ces pressions insidieusement transmises au peuple, toutes ces prétendues vertus, absurdes et insensées, que la dictature proclamait pour abrutir le peuple et l’empêcher de regarder en face la racine de tous ses maux. »
Les pauvres se lèvent. Contre toute attente : « Comment la révolution à accomplir pourrait-elle libérer les péons de leur servitude et leur donner plus que ce qu’ils possédaient maintenant ? Car il n’y avait rien à posséder. Et la liberté que pourrait leur procurer la révolution à venir les aurait laissés deux fois plus pauvres et désemparés qu’ils ne l’étaient aujourd’hui. » Ils ne sont d’abord qu’une poignée, mais par un prompt renfort, emmenés par un stratège de 21 ans, ils additionnent coup de mains sur avancées triomphales. La figure du général est emblématique ici. Et double. Il emmène l’armée des pauvres. C’est aussi un général qui dirige les troupes répressives et finira en haillon, pendu. Le roi est nu. A cette figure se substitue celle du professeur. Le savoir prend le relais et ces 386 pages de furie viennent se briser, comme le ressac sur la digue, sur une utopie, en un village nommé Solypaz (Soleil et paix). La maison de retraite comme horizon indépassable ? Pas vraiment. B. Traven n’a rien d’un idéaliste. Ses derniers mots, Terre et liberté, sont pareils à ceux qui ouvrent son livre.
Ce roman d’aventure finit bien pensera le lecteur. C’est une illusion. Pour B. Traven nul doute que cette fin est un nouveau commencement.
L’Armée des pauvres, B. Traven, Le Cherche-midi, 2014.
*Photo : B.Traven, wikicommons.
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