C’était le week-end dernier, Noël avait tiré le rideau, mon prochain livre patinait. La poisse. La scoumoune sans Belmondo, ni Claudia Cardinale pour me tenir la main. Je ne le trouve pourtant pas si mauvais ce bouquin. Il y a là dedans deux ou trois formules scintillantes, une ou deux fulgurances franchement désespérées qui méritent que l’on s’y attarde. Pas la peine de s’époumoner, j’étais hors circuit. Trop de gloriole. Trop de références vieillissantes. Trop de nostalgie vibrante. Toujours trop de tout comme l’indiquait ma balance à chacune de mes pesées matinales. J’étouffais dans ce bureau parisien à pianoter comme un forcené sur ce clavier de malheur. J’y allais de ma petite chronique, de ma petite musique, un papier par-ci, une étude par-là, du corporate, du calibré, du publicitaire, du langoureux, du bandant, oui
Monsieur, comme vous souhaitez, c’est vous qui payez, Monseigneur. Plus lourd le titre, bien sûr, la légende plus aérienne, volontiers, l’accroche plus percutante, ça va de soi et l’intertitre ? Tu le veux comment ? Suave ou direct ? Énigmatique ou énergique ?
Il fallait se rendre à l’évidence, les plaisirs de l’écriture étaient bien maigres en cet hiver 2014. Plutôt âpres. Même, un peu aigres. J’avais souvent la nausée. Les doigts gonflés à force de maltraiter les touches de mon ordinateur. Les mots finissaient par m’écœurer. Ils n’en faisaient qu’à leur tête, ces sauvageons. Indisciplinés et goguenards. Toujours à me narguer. Qu’on les enferme une bonne fois pour toute et qu’ils me laissent dormir tranquille. Toujours à m’embarquer dans des phrases mélancoli-comiques. Question de tempérament, de sensibilité, de mièvrerie aussi, je n’ai jamais pu leur résister. On ne guérit pas de ses élans de jeunesse, de ses foucades d’enfant. Nous en sommes prisonniers. Ceux qui disent le contraire, sont des truqueurs, de beaux salauds.
Je les enviais pourtant, ceux qui réussissent à canaliser leur flux intérieur, à modérer leur âme. Je les voyais sur les plateaux de télé à déballer leurs marchandises in-quarto, de sacrés margoulins, les rois de l’esbroufe avec leurs phrases sorties d’un manuel new-age : « L’écriture m’a sauvé ! », « L’écriture, quelle leçon de liberté ! », «J’écris tous les jours, c’est devenu un besoin vital, indispensable à mon équilibre ». Prends des fibres au petit-déjeuner au lieu d’encombrer les rayons des librairies. Je tombe vulgaire. Je n’arrive pas à pratiquer cette démagogie grotesque qui fait le sel de notre société médiatisée. Pas assez de volonté certainement. Je le regrette. Comme toujours dans ces moments de blues, mon esprit errait, il galopait ce grand fou, virevoltait, il m’impressionnait si seulement ma prose avait pu être aussi féérique, aussi supersonique. Traverser les époques, les saisons, en saisir la substance la plus juteuse.
Je rêvassais à l’Aston Martin de Nimier, il la conduisait ou pas ce jour maudit sur l’Autoroute de l’Ouest, et puis je revoyais Trintignant avec Gassman dans leur Lancia cabriolet du Fanfaron, c’était un 15 août, les rues de Rome désertes, l’éclat des années 60, leur joyeuse saleté, je me retrouvais alors projeté dans une chambre moite avec une héroïne de Tinto Brass, grasse et souple qui parlait d’une voix grave, le timbre sourd de Nicole Garcia, j’étais déjà ailleurs, qu’est-ce que je foutais au volant du break Volvo de Jean Rochefort dans le Cavaleur, l’autoradio diffusait « The Windmills of your mind » de Michel Legrand, à mes côtés, la Charlotte Rampling d’un Taxi mauve me souriait. Ça filait. Je m’étais assoupi devant un dossier de presse.
Quand soudain le soleil de janvier vint percuter mon écran par un de ces reflets torves qui vous sortent de votre torpeur. Dehors, les filles avaient enfilé leurs lodens. Désirables et perverses. Les terrasses chauffées s’étalaient d’aisance. Bruyantes et satisfaites. Comment résister plus longtemps à cet appel de la rue, au bitume craquant de la Nationale 7 ? « Viens mon garçon, sors de ce bureau, allez, remue-toi, plus vite, tes clients attendront, tes lecteurs, mais tu n’en as pas, tu fabules, allez, hop, hop, hop, toujours à te plaindre, génération de chouineurs, du nerf, non, pas d’excuses ! Tu sors maintenant ! » me disait ma mauvaise conscience qui a toujours été bonne conseillère. Je ne lui ai jamais rien refusé. Je suis descendu dans mon garage.
Là, au milieu de monospaces familiaux et de berlines à bas coût ou Bakou, ma Vespa noire, ma guêpe préférée, se pavanait. Solitaire. Solaire. Elle leur montrait à toutes ces affreuses que les courbes des années 50, ce galbe soyeux qui la recouvre d’un voile pudique, sont un puissant aphrodisiaque. Irrésistible comme le profil obuesque d’Anita Ekberg jaillissant de la Fontaine de Trevi. Quand les autres affreuses vantent leur fiabilité, leur économie d’usage, leur indigne rationalité, ma Vespa renvoie toutes ces vulgarités du langage d’un coup de kick rageur. Une musique douce, la mélodie deux temps de la Dolce Vita, ce son caverneux qui vous accompagne, qui rend la campagne plus belle, les filles plus aguicheuses et le monde moins dégueulasse. Clac, première enclenchée, une fumée d’adieu pour asphyxier cette prétentieuse industrie automobile qui affiche ses étoiles de crash-test comme un général de l’Armée rouge décorait naguère son plastron.
Tchao, la compagnie ! À moi la Nationale 7, toujours cet esprit vintage, arriéré qui me cause tant de soucis dans la vie quotidienne. La Nationale 7 parce que Trénet, parce qu’un ballet ininterrompu de 4CV, de Dauphine et de 404, parce que les grandes vacances, les Trente Glorieuses, les bouchons, les engueulades, les casse-croûtes, les stations essence, l’espoir retrouvé, les plages de la Méditerranée très loin en fin de parcours, les robes vichy et les tubes de Richard Anthony. Porte d’Italie direction Orly, Juvisy, Viry, Grigny, Evry…Ma Vespa grignote le pavé à un train de sénateur, cherche sa route, maudit cette banlieue décatie, et pourtant elle furette, elle insiste, il lui faudra plusieurs kilomètres pour atteindre Fontainebleau, elle n’est pas taillée pour rejoindre Menton. Elle se consolera avec Montargis, la Venise du Gâtinais, puis les bords de Loire, Cosne, Pouilly, etc… Trois heures de liberté, trois heures sans chef, sans objectif, sans croissance. Juste une tendre sérénade italienne dans les oreilles. La redécouverte d’une Nationale abandonnée, d’une France fantasmée. Qu’il est beau notre pays, qu’il est charmant, agaçant dans sa lente agonie.
Il est notre trésor admirable.
*Photo : miguel77.
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