Le musée des Augustins, à Toulouse, consacre une rétrospective à l’une des figures de proue de l’orientalisme. Il s’agit du peintre Jean-Joseph Benjamin-Constant (1845-1902), à ne pas confondre avec l’homme politique Benjamin Constant (sans trait d’union). Ce peintre quasi absent des cimaises depuis un siècle brille par une puissante picturalité. Avec lui, c’est une partie de l’histoire de l’art qui redevient accessible.
Depuis longtemps, lors de chacun de mes passages à Toulouse, j’allais aux Augustins voir une des toiles de Benjamin-Constant. Une œuvre qui l’avait rendu instantanément célèbre au salon de 1876. Sept mètres de haut. L’étiquette toulousaine indiquait L’Entrée de Mahomet à Constantinople. En sortant, j’ai plusieurs fois laissé une protestation dans le cahier des visiteurs, précisant que Mahomet n’est jamais entré dans la capitale byzantine. Mes messages n’intéressaient personne, pas plus que la toile elle-même. Elle restait probablement en place en raison de son caractère intransportable. C’était le sort des « pompiers » dans les musées de province. Cependant, il y a une dizaine d’années, j’ai senti un premier frémissement avec le changement d’étiquette. C’est le chef turc Mehmet II qui entre dorénavant dans la ville, comme en 1453. Une nouvelle étape s’est produite quand on a dépouillé la toile de son cadre, pour une présentation plus « moderne ». Les temps changent donc, et l’organisation de cette exposition est un véritable événement.
On plaque souvent sur les peintres « pompiers » et académiques des préjugés stupides. Trop occupés à raconter une histoire, une anecdote, ces artistes se seraient seulement consacrés à créer l’illusion avec une ridicule précision. Tel le réalisateur de péplum qui masque les artifices du plateau, ces rapins se seraient sottement appliqués à faire oublier qu’ils utilisent de la peinture. Leurs œuvres seraient lisses, plates, peintes au petit pinceau et, croit-on, bourrées de détails. En un mot, elles seraient dépourvues de picturalité. À l’inverse, les impressionnistes et consorts, avec leur pâte épaisse, incarneraient la véritable « autonomie ». On connaît la musique.
C’est le contraire qu’on observe dans l’exposition Benjamin-Constant. Ses thèmes orientalistes sont, certes, parfois lassants, mais sa peinture, elle, ne l’est jamais. Chaque toile met en jeu une audacieuse variété de registrations : sfumatos mystérieux, empâtements rugueux, coups de pinceau gestuels, touche nette, glacis subtils, lumières vibrantes et ombres en camaïeu. On est surpris par son étonnante profusion de matières. À tous points de vue, il fait penser à la richesse du Flaubert de Salammbô. Même si ce roman reste un peu exotique pour moi, je me régale chaque fois que j’en lis ne serait-ce que quelques phrases. La picturalité de Benjamin-Constant est, à mon sens, un régal du même ordre.
Ses peintures les plus marquantes sont produites au début de sa carrière. Son imaginaire érotique, non dénué de langueurs baudelairiennes, se conjugue avec le faste et les cruautés d’un Orient fantasmé. On a le sentiment que l’ennui ordinaire des femmes trouve une sorte de sublimation dans la féerie de leurs étoffes. L’époque est réceptive à ce thème. C’est d’ailleurs vers cette période que le psychiatre Gaëtan-Gatian de Clérambault (1872-1934) approfondit le lien entre érotomanie et textiles, après avoir lui-même photographié des femmes voilées au Maroc et composé des drapés pour les étudiants des Beaux-arts.
Durant cette première partie de sa vie créatrice, Benjamin-Constant bénéficie d’un public, mais est en porte-à-faux avec les milieux académiques qui jugent ses sujets insuffisamment sérieux. Ensuite, les choses s’inversent. Il est admis à l’Institut, mais l’orientalisme passe de mode. Il se rabat sur des portraits de personnalités. Son succès est, au total, considérable en Europe comme aux Amériques.
Cependant, en France, sa renommée s’effondre après sa mort, de même que sa présence sur les cimaises. Nombre de toiles présentées à Toulouse ont été « retrouvées », parfois en situation improbable et restaurées. Les musées américains et canadiens qui contribuent à l’événement ont rencontré moins de difficultés. En effet, outre-Atlantique, un parti pris pluraliste a très souvent donné une visibilité convenable aux diverses écoles de chaque siècle, « pompiers » et orientalistes compris. Avec cette exposition Benjamin-Constant, c’est une partie de notre passé qui refait surface. Il faut en remercier Axel Hemery, à l’origine de l’initiative avec sa consœur de Montréal, Nathalie Bondil.
Petit à petit, des pans entiers de l’histoire de l’art émergent et appellent de nouvelles réflexions. C’est peut-être cela qui est enthousiasmant à notre époque.
Benjamin-Constant, musée des Augustins, Toulouse, jusqu’au 4 janvier 2015.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !