« Quelle belle bête ! »
Avant d’être une voix, on l’a oublié, Marielle était un physique « au carré ». Impressionnant. Balèze, l’animal. Musculeux et velu. Épaules en trapèze et torse au diapason. Véloce et puncheur, à la fois. Peu de graisse sur les abdos et une belle détente. De l’allonge aussi. Jamais un acteur n’a aussi bien porté le short de bain à l’écran que dans « Un moment d’égarement » en 1977.
Je parle d’un temps où le comédien n’était pas soumis aux diktats du régime amaigrissant et aux supplices du coach sportif. Le corps sans filtre était accessoire. On héritait de lui et on faisait avec. De mémoire du Conservatoire, on n’avait pas vu un élève aussi puissamment gaulé pour interpréter les classiques du répertoire. Face à ses camarades étriqués et asthmatiques, il a imposé, dès le début de sa carrière, un corps d’hallebardier ou de Spartacus dijonnais, à la force herculéenne. Même Belmondo semble fluet à ses côtés, durant ses tendres années de formation. Rochefort ne fait pas le poids, il se cherche un style en tentant de casser ce visage sans aspérité qui lui cause tant de peines intérieures. La moustache sauvera sa carrière et affermira une personnalité pour le moins inquiète. Et Bruno Cremer ne s’est pas encore épaissi dans le costume du commissaire Maigret.
Ardeurs nocturnes
Blond romantique au regard pénétrant, il nage un peu trop dans ses vêtements mais distille déjà une intensité dérangeante. Pour l’heure, Marielle est l’athlète des cours dramatiques. Le costaud de la bande aux intonations de velours. Dans les couloirs du Français, on le prend pour un professeur. Il déploie, avec majesté, une maturité innée et fait profiter la classe de sa répartie carnavalesque. A vingt-deux ans, il se fait appeler « Monsieur » sans que l’on trouve ce qualificatif déplacé. Son aplomb et sa stature suffisent à calmer les ardeurs nocturnes dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés. Quand ce type de quatre-vingt-dix kilos au phrasé gonflé se lève au fond du bistrot, les prétentieux révisent à la baisse leurs intentions de nuire et décampent. Les « jeunes premiers » à la peau de satin et à la silhouette « blé en herbe » vivent leurs dernières lueurs.
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Bientôt, on ne voudra plus d’eux, trop fades, trop maniérés, trop éthérés, trop poseurs, trop fabriqués pour susciter des pamoisons en cascade chez le public féminin. L’heure n’est pas aux calvities naissantes et à la gouaille disruptive. Le cinéma de ces fraîches années 1960 se cherche dans un curieux entre-deux, on demande aux acteurs d’être le plus naturel possible tout en s’appuyant sur une formation académique. Comme lors du passage du cinéma muet au parlant, le résultat est involontairement comique et se révèle incapable de saisir un soupçon de vérité. Trop madré pour interpréter l’innocence béate, Marielle (1932-2019) est cette masse agile qui rêve de théâtre et de jazz. Il patiente. Il n’est pas amer car il travaille régulièrement dans les dramatiques du petit écran et sur les planches. Ce professionnel est admiré par les gens du métier et le succès de ses camarades de promotion ne suscite aucune jalousie chez ce garçon au grand cœur. Le spectateur ne s’est pas habitué à sa présence tellurique et à son entrelac de sentiments. Bientôt, sa nonchalance charpentée et sa souveraine distance en feront une star des années 1970/1980. On courra pour aller le voir à la séance du vendredi soir. Marielle est un lutteur de mots qui ressemble à un culturiste. Il s’est fait les dents sur de grands textes d’avant-garde à la féroce abstraction qui l’ont obligé à jouer en retenue. À moins de trente ans, il est un Philippe le Bel ou un Louis XIII des plus convaincants. Il en a l’emphase papale et la diction sacerdotale. Alors que son physique tonique, presque trop visible, aurait pu lui ouvrir les portes des films d’action ou d’aventure. Les héros bondissants et les cascadeurs émérites lui passent sous le nez. Jean-Paul en détient la patente et, de toute façon, Jean-Pierre n’est pas prêt à grimper sur un métro en marche pour les yeux doux d’un metteur en scène.
Comédie boulevardière
Ce traînard laisse couler le temps. C’est dans la comédie boulevardière, à la quarantaine triomphante, que Marielle gravera son nom dans nos mémoires en créant ce personnage de séducteur désabusé, de loser magnifique, de phraseur nostalgique, d’éternel recalé du bonheur. Son charme réside essentiellement dans le contre-pied. Il pratique une drague ouvertement fantaisiste, à la gloriole acide et aux exclamations en suspension, comme si toutes ces tentatives pathétiques étaient empreintes du parfum de l’échec. Il est atrocement drôle car ces êtres désarticulés et perdus, bambocheurs déraisonnables et hâbleurs des aires d’autoroutes, nous ressemblent un peu. Ce sont nos frères d’infortune. Marielle n’est pas un gagnant, il est cet homme aux abois qui mendie, par les frasques et l’exubérance, un peu de réconfort dans une société qui se crispe. Marielle restera ce tragédien périurbain des zones grises dont on ne sait pas vraiment si ce sont des larmes de joie ou de tristesse qui l’emportent à la fin.
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