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Un éléphant de joie, Gilbert Keith Chesterton


Un éléphant de joie, Gilbert Keith Chesterton
Gilbert Keith Chesterton.
Gilbert Keith Chesterton
Gilbert Keith Chesterton.

Entre 1903 et 1908, une innombrable foule d’hommes modernes, saisie par la terreur, sillonne l’Angleterre, poursuivie par un éléphant. Dans cette cohue, on distingue confusément les silhouettes talentueuses de Rudyard Kipling, de George Bernard Shaw, de H. G. Wells. L’éléphant, guerrier, ardent et farceur, se nomme Gilbert Keith Chesterton. Cette cavalcade oubliée et inoubliable, ce grand moment de littérature et de pensée porte deux titres : Hérétiques (1905) et Orthodoxie (1908). La réédition par Climats et la nouvelle traduction que nous donne Lucien d’Azay de ces deux chefs d’œuvre longtemps introuvables en français compte au nombre des heureuses nouvelles de l’année 2010. Sale temps pour les modernes !

Le modernisme est un dogmatisme

« Le monde moderne, écrit Chesterton, est rempli d’hommes qui s’accrochent si fortement aux dogmes qu’ils ne savent même pas que ce sont des dogmes ». D’une trompe résolue, il saisit le tronc de l’arbre de la dogmatique moderne. Il le secoue avec vigueur, provoquant autour de lui une pluie de modernes drue et émus[1. Ceci n’est pas une faute d’orthographe, ni même une pipe, mais bien une blague orthographique d’origine probablement extraterrestre.]. Il récuse l’hypothèse selon laquelle les dogmes chrétiens seraient une prison et la modernité un vaste élan de liberté. La modernité n’est ni plus ni moins dogmatique que le christianisme. Aux yeux de Chesterton, c’est au contraire la métaphysique moderne qui est une cage glaciale, une régression au regard des découvertes libératrices de la métaphysique chrétienne. Etre moderne, ce n’est pas en savoir plus, c’est « ignorer des découvertes humaines très précises dans le domaine de la morale, découvertes aussi précises, quoique moins matérielles, que celle de la circulation du sang. »

Les quatre piliers fous du christianisme

« La vérité psychologique fondamentale n’est pas que nul n’est un héros pour son valet. La vérité psychologique fondamentale, le fondement du christianisme, c’est que nul n’est un héros pour lui-même. »

C’est en ce point précis que prennent naissance les quatre découvertes existentielles, les quatre vertus foncièrement exubérantes et irraisonnables du christianisme : l’humilité, la foi, l’espérance et la charité. Chesterton estime que ces quatre folies aventureuses en savent plus sur le fond de l’âme humaine que la sagesse grecque ou la raison moderne : « Le vieux monde païen alla parfaitement droit devant soi jusqu’à ce qu’il découvre qu’aller droit devant soi est une énorme erreur. Il était notablement et magnifiquement raisonnable, et il découvrit, dans les affres de son agonie, cette vérité précieuse et durable, patrimoine pour les siècles à venir, que la raison ne suffirait pas. […] Mais si nous ressuscitons et poursuivons pour de bon l’idéal païen d’un épanouissement simple et rationnel du moi, nous finirons où le paganisme a fini. Je ne veux pas dire que nous finirons par la destruction. Je veux dire que nous finirons par le christianisme. »

La liberté des modernes est factice, verbale, ennuyeuse. Les hommes modernes s’illusionnent en tenant leur haine de la finitude pour un amour de la liberté. Ils ne conçoivent pas que les limitations sont au contraire la condition même de l’exercice réel de la liberté. « Ce qui rend la vie romanesque et pleine de possibilités véhémentes, c’est l’existence de ces grandes limitations ordinaires qui nous forcent tous à nous exposer à des circonstances que nous n’aimons pas ou que nous n’attendons pas. […] [Les modernes] cherchent sous toutes les formes un monde où il n’y aurait pas de limitations, c’est-à-dire un monde sans contours, un monde sans relief. Il n’y a rien de plus abject que cette infinité. » Le christianisme de Chesterton est ainsi inséparable de l’esprit d’aventure et de l’art du roman, qui est l’art de l’homme libre.

L’orgueil du christianisme ? L’humilité !

Avec un réalisme plus convaincant que celui de Céline ou Houellebecq, le christianisme découvre le monde réel pour ce qu’il est : une féerie, rude et étourdissante. Pour cette fois-là. Et pour toutes les autres fois. La porte fraîche qui ouvre sur l’évidente féerie du réel se nomme humilité : « L’humilité, c’est ce qui renouvelle à jamais la terre et les étoiles. C’est l’humilité, et non le devoir, qui préserve les étoiles du mal, du mal impardonnable de la résignation fortuite ; c’est par l’humilité que les cieux immémoriaux ont conservé leur fraîcheur et leur force à nos yeux. » C’est elle qui nous révèle ce que Chesterton nomme le « splendide sensualisme des choses ». La faculté d’émerveillement qu’il loue sans relâche est aux antipodes du kitsch. Il l’évoque du reste presque toujours avec humour. « M. Shaw nous convainc qu’il voit les choses telles qu’elles sont. J’en serais autrement convaincu si je le voyais admirer ses pieds avec une stupeur religieuse. »

Mais le principal miracle d’Hérétiques et d’Orthodoxie, c’est que jamais les paradoxes de Chesterton ne deviennent machinaux, mécaniques. Ils sont toujours sensuels, singuliers, incalculables, nés pour cette fois-là et non une autre, nés de la totalité dansante et sensible de son corps éléphantin mis en situation. L’éléphant, nous le savons, est l’unité de mesure (rythmique) de la joie. « Le paradoxe, écrit Chesterton, lancé pour un instant aux trousses d’un curé sinistre, n’est pas une chose frivole, mais une chose très sérieuse. […] Ce qu’on entend par paradoxe est une certaine joie de défi qui relève de la foi. […] M. McCabe pense que comique est le contraire de sérieux. Comique est le contraire de non-comique et rien de plus. […] Une plaisanterie peut être extrêmement utile : elle peut contenir tout le sens terrestre, pour ne pas parler de tout le sens céleste, d’une situation. […] Ce qui est foncièrement et réellement frivole, c’est la solennité irréfléchie. » Chaque paradoxe de Chesterton est un barrissement de joie. La joie de la vérité, la simplicité renversante de la vérité sont les frissons qui parcourent son corps barrissant.

Rien de moins original que le péché originel

Mais, outre son humour aérien et inépuisable, Chesterton possède une autre vertu dont les catholiques ne sont pas toujours pourvus. Je veux parler de l’amour de l’égalité, des rapports agonistiques entre pairs, de l’amour de l’homme ordinaire. Non content de penser qu’il aime davantage la liberté que les modernes, notre pachyderme a encore le front de soutenir que son attachement à l’égalité est plus sérieux que le leur. « La civilisation scientifique […] a un défaut assez singulier : elle tend sans cesse à détruire la démocratie, le pouvoir de l’homme ordinaire. […] La science signifie spécialisation, et la spécialisation l’oligarchie. […] L’expert est plus aristocratique que l’aristocrate. […] Les hommes chantaient jadis en chœur autour d’une table ; aujourd’hui un homme chante tout seul pour l’absurde raison qu’il chante mieux. »

Et c’est inspiré par son sentiment profond de l’égalité humaine qu’il propose cette lecture superbe de la doctrine du péché originel : « Carlyle a dit que les hommes étaient pour la plupart des fous. Avec un réalisme plus sûr et plus respectueux, le christianisme affirme qu’ils sont tous des fous. C’est ce qu’on appelle parfois la doctrine du péché originel. On pourrait tout aussi bien l’appeler la doctrine de l’égalité des hommes. Mais le point essentiel, c’est que tous les dangers moraux primaires et d’une grande portée qui menacent un homme menacent tous les hommes. »

Ars erotica

La mise en pratique concrète de la dogmatique moderne ruine la liberté et l’égalité. Mais elle présente encore un troisième inconvénient majeur pour Chesterton : elle détruit même le plaisir. En somme, l’irréalisme moderne met en péril en actes tout ce qu’il glorifie en paroles. Si la religion disparaît, […] je serais enclin à prévoir une diminution de la sensualité parce que je prévois une diminution de la vitalité. […] C’est une illusion tout à fait dépassée de supposer que notre objection au scepticisme soit qu’il prive la vie de discipline. Notre objection au scepticisme, c’est qu’il élimine la force motrice. C’est au nom d’un hédonisme de l’être, au nom d’un sensualisme chrétien – au nom d’une « autre jouissance », selon la belle formule de Jean-Louis Bolte – que Chesterton déclare la guerre aux modernes. Rien de plus précieux que l’ars erotica de ce stupéfiant pachyderme. « Toute espèce de plaisir exige […] une certaine pudeur, une certaine espérance indéterminée, une certaine attente enfantine. […] Nous ne pouvons revenir à un idéal d’orgueil et de jouissance. Car l’humanité a découvert que l’orgueil ne mène pas à la jouissance. […] Alors qu’on avait supposé que la jouissance la plus complète se rencontrait en dilatant le moi à l’infini, la vérité est que la jouissance la plus complète se rencontre en réduisant le moi à zéro. »

Gloire au monde moderne !

Gloire au monde moderne, qui nous a donné Chesterton ! D’une trompe ferme et joviale, mille et trois fois Chesterton nous saisit par les pieds, nous autres modernes qui flottions doctement et majestueusement tête en bas dans les airs. Mille et trois fois, il nous retourne, nous fait virevolter vivement pour nous remettre à l’endroit. Mille et trois fois, sa trompe chaude nous colle et recolle affectueusement les pieds sur terre. Sur la terre ferme, sur le sol bête, sur l’ineffable plancher des vaches. Avec bonté, avec prodigalité, avec la joie d’un jeune animal jouant. Chesterton nous replace au cœur du miracle ordinaire. Au cœur du miracle d’être homme. Au cœur du rugueux miracle terrestre.

Il veut nous donner ce qui est bon. Il veut nous donner le sol, la terre. Il veut que nos pieds, nos orteils endormis par leur séjour dans l’éther, retrouvent la joie nue de toucher la terre, la joie délicieuse, sensuelle, charnelle des orteils humains foulant la terre, la terre bonne et commune, extraordinairement ordinaire – il veut réveiller nos corps de la torpeur moderne, de l’anesthésie moderne, réveiller, au fond de nos corps, la joie foudroyante de la finitude.

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