La guerre civile n’est peut-être pas dans la rue comme le pense l’essayiste Eric Zemmour. Mais elle est déjà dans les têtes…
« Fuir les débats imposés, refuser de constituer certains idéologues comme des interlocuteurs, certains thèmes comme discutables, certains problèmes comme pertinents. Ces thèmes rendent la confrontation d’idées impossible, les évacuer est la condition du débat. Au mythe de l’espace public comme lieu unifié de délibération, il faut opposer l’idée selon laquelle il y a des problématiques incompatibles entre elles. Ils ne parlent que de nation, de peuple, de souveraineté ou d’identité nationale, de désagrégation. Nous voulons parler de classes, d’exploitation, de violence, de répression, de domination, d’intersectionalité. Voilà les deux scènes possibles, et irréductibles l’une à l’autre. » Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis.
Cette pensée totalitaire qui s’exprime veut empêcher les conflits, pourtant inhérents à la vie démocratique. Je pense au contraire que, sauf manquement grave à la loi civile, les opinions les plus diverses devraient être entendues, surtout quand elles dévoilent un pan de la réalité. Et cela même si elles s’expriment dans une parole brutale ou naïve. Les idéologues totalitaires ne veulent entendre et voir que les reflets de leur vision du monde. Leurs adversaires idéologiques sont des ennemis monstrueux à qui on dénie le droit de s’exprimer.
Eric Zemmour monte dans les sondages et « la parole se libère », comme me le disait un ami qui vient de parcourir le pays en moto et qui retrouve ses anciennes connaissances de gauche tentées fortement par le vote Zemmour.
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« Deux scènes irréductibles l’une à l’autre »
La France est désormais coupée en deux, et pas seulement la France des « chercheurs sérieux » et celle des « idéologues ». La France est coupée en deux entre ceux qui pensent mal et ceux qui voient mal.
Pour les uns, Eric Zemmour et Marine Le Pen « surfent sur les peurs », et mettent en alerte d’un danger imaginaire. Pour les autres, ce sont « les élites » politiques et médiatiques qui ne voient rien de l’islamisation progressive de la France. Pour les uns, les classes modestes seraient abusées par des idéologues qui les empêcheraient de voir les véritables problèmes, qui sont sociaux et économiques. Pour d’autres, ces « gens de peu » sont confrontés directement aux conséquences d’une immigration majoritairement musulmane et à une cohabitation qui leur enlève ce qui reste de leur mode de vie traditionnel et de leur identité collective. La nouvelle lutte des classes se jouera-t-elle sur le terrain économique ou sur le terrain identitaire ?
Entre les uns et les autres, le conflit nécessaire reste impossible et le mépris et parfois la haine prennent la place de la nécessaire confrontation. On ne peut éliminer la pensée de l’autre, en la qualifiant de sous-pensée. Ce faisant, ne voit-on pas qu’on fait exactement ce qu’on reproche aux racistes ? L’autre essentialisé n’a plus le droit de penser ni surtout d’exister.
Un tour en Allemagne
Je suis allé à Dresde, dans cette partie de l’ex-Allemagne de l’Est où s’affrontent des associations antiracistes et des mouvements comme Pegida plus ou moins violemment hostiles à ces migrants qu’ils voient comme le cheval de Troie de l’islamisation du continent européen.
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Dans les ateliers que j’ai animés à Dresde pour un réseau composé d’une centaine d’associations et d’institutions antiracistes, après moult hésitations et atermoiements, la réalité de l’extrême difficulté de cet accueil se fait entendre, et alors que le premier mouvement était de refuser absolument tout dialogue avec les opposants de Pegida diabolisés, peu à peu s’est fait jour la possibilité, pour ne pas dire la nécessité, de réfléchir ensemble, sans tabous, à cet immense problème auquel fait face désormais l’Europe et l’Allemagne en particulier. Cet espoir d’un conflit véritable qui permettrait « d’éplucher » la réalité et de sortir des idéologies manichéennes est encore une utopie, certes, mais il serait dommage, en Allemagne comme en France, de rester dans ce que j’appelle depuis longtemps « cette guerre civile dans les têtes » qui empêche de résoudre les problèmes et nous laisse dans une impuissance désespérante.