Ainsi le président de la République a-t-il jugé indispensable d’intervenir personnellement, lors de son déjeuner de lundi dernier avec les députés UMP, dans le débat sur l’octroi d’une quatrième licence téléphonique. En soi ce n’est pas un scandale, au contraire. La part du budget « portable » ne cesse de s’accroître dans les comptes des familles. Il s’agit, par ailleurs, d’un enjeu industriel stratégique, les petites ondes en question étant appelées, à terme, à remplacer tant les antennes râteau ou satellite qui défigurent votre cheminée que les câbles divers qui traînent encore un peu partout dans votre salon. Une mutation certes déjà engagée, mais loin d’être achevée, comme le prouve le succès phénoménal de l’iPhone et de ses suiveurs.
A l’horizon 2015, ce n’est plus un banal téléphone, même amélioré, qui déformera la poche de votre jean, mais bel et bien un terminal informatique embarqué, qui aura obsolétisé depuis longtemps non seulement appareils photos, baladeurs, autoradios et autres babioles techno, mais aussi probablement votre carte bleue, votre ligne de téléphone fixe et votre abonnement ADSL. Et dans quelques années, avec les progrès exponentiels des écrans souples et du papier électronique, il n’est pas exclu qu’on feuillette son quotidien du matin après en avoir téléchargé le contenu via le même joujou portable. L’enjeu économique, mais aussi idéologique est donc monstrueux, et que le président s’en mêle est a priori heureux.
Le problème, car il y en a un, et lourd, c’est la teneur de l’intervention : Nicolas Sarkozy a expliqué aux députés UMP réunis à l’Elysée qu’il n’y aurait pas de quatrième larron dans le portable. En clair, que Free – seul impétrant déclaré – ne viendrait pas enquiquiner les trois opérateurs historiques qui se partagent le bon gâteau. En encore plus clair, que le portable low cost, puisque chacun sait que tel est l’objectif du candidat à la quatrième licence, est enterré sans fleur ni couronnes.
On observera tout d’abord que cette prise de position viole les fondamentaux déclarés du sarkozysme.
Primo, la relance du pouvoir d’achat par la baisse des prix (on a oublié depuis longtemps ses promesses de buveur d’eau sur le candidat de la feuille de paye). Depuis 15 ans, Orange, SFR et Bouygues, se sont, de fait, entendus, pour maintenir les prix à de l’abonnement à un niveau exceptionnellement élevé. On rappellera au passage que les trois entreprises concernées, celles que le président a choisi de soutenir mordicus, n’ont pas un casier judiciaire vierge, loin s’en faut : elles ont déjà condamnés en 2005 par le Conseil de la concurrence, pour entente illicite sur les tarifs du portable, à des sanctions pécuniaires, pour un montant cumulé de 534 millions d’euros ! Le président de l’UFC-Que choisir (qu’on ne peut absolument pas soupçonner de lobbying pro-Free, l’association et l’opérateur étant en perpétuel procès sur le dossier ADSL) a donc raison de ne pas mâcher ces mots sur son blog : « Pensez donc : un quatrième opérateur ! Et pourquoi pas une vraie concurrence (au lieu de l’oligopole actuel) ? Et tant qu’on y est, allons-y, une guerre des prix au profit du consommateur ? »
Ce qui nous amène logiquement à la deuxième loi fondamentale du sarkozysme violée par son propre père fondateur : la libre entreprise, la concurrence non faussée, la prime à l’innovation, etc. Toutes vertus exaltées sans cesse dans le programme du candidat comme dans les discours du président et qu’on a donc enterrées aussi en choisissant de verrouiller le dossier – et aussi au passage le débat dans l’UMP sur cette question.
En ce qui me concerne, je n’ai jamais trop cru à ce refrain-là. En vieux marxiste maintenu, je pense que l’innovation n’est pas, n’est plus, structurellement liée au grand capital, qui n’aime rien tant que les situations de quasi-monopole ou le siphonage de l’argent public. En revanche, cet hymne à la modernitude dopée par la libre concurrence, je n’ai aucune raison valable de croire que le président n’y ait pas cru lui-même. Et je me dis qu’il a fallu que se mettent en branle des leviers très puissants pour que Nicolas Sarkozy foule aux pieds ce qu’il a adoré. Comme il ne faut pas confondre causeur et branleur, on abandonnera d’emblée les hypothèses conspirationnistes. On négligera aussi les pistes canardenchaînistes (caisses noires des partis politiques, force de frappe publicitaire des trois grands, etc.). On éclatera de rire devant les arguments des opérateurs historiques (comme quoi la quatrième licence serait une catastrophe sociale, qui supprimerait 10 000, voire 30 000 emplois) qu’on a du mal à voir rhabillés en chevaliers blancs du syndicalisme ouvrier.
Reste une hypothèse, et ça tombe bien, c’est ici et nulle part ailleurs qu’elle a été maintes fois développée, et notamment par Elisabeth. Elle implique, pour être comprise, de dépolluer nos cerveaux de quelques schémas traditionnels mais caducs, pour pouvoir reposer le problème à l’endroit. On n’a pas affaire à un pouvoir avide de contrôler les médias, mais bel et bien à un pouvoir contrôlé par ces mêmes médias. Incapable de se mouvoir à l’extérieur du créneau que ceux-ci veulent bien lui affecter. Ça vaut pour l’actuel chef de l’Etat, ça vaut aussi pour ses opposants officiels, et ça vaudra aussi pour ses successeurs. Or quand on parle de SFR, de Bouygues, d’Orange, on parle de trois acteurs décisifs du Parti des médias, puisque suivant l’exemple de Bouygues-TF1 et de SFR-Canal+, Orange a fait de la télévision un de ses axes majeurs de croissance et y a investi pour ce faire des sommes considérables (on a tous en mémoire l’interminable surenchère pour les droits de retransmission du foot).
On s’est longtemps inquiété dans ce pays des dérives dues à l’existence d’un complexe militaro-médiatique. Certains continuent de regretter qu’on puisse à la fois marchand d’armes, comme Lagardère ou Dassault, et propriétaire du Figaro ou d’Europe 1. Là encore, il va falloir apprendre à remettre le problème sur ses pieds. Ce qui est désormais dangereux ce n’est plus que des industriels possèdent des moyens d’information, mais l’inverse. Au XXIe siècle, le parti des médias est au cœur du jeu économique, et bien malin qui voudra le contrer.
Voilà pourquoi Nicolas Sarkozy a choisi Goliath contre David.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !