L’épiscopat français a commandé à un groupe d’experts indépendants un rapport sur les abus sexuels dans l’Eglise depuis 70 ans, rapport qu’il a financé lui-même. A la fin, les auteurs ont ajouté 45 « recommandations » qui risquent d’aller trop loin dans le sens d’un « cléricalisme pénitent »…
Le texte de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (CIASE) conclut de manière formelle à la responsabilité de l’Eglise. Au-delà des défaillances personnelles, le problème est « systémique », comme on l’a beaucoup répété : il oblige à s’interroger sur le statut du prêtre. Le texte est aussi complexe, en particulier parce qu’il associe le résultat, présenté par l’Inserm, d’un sondage de l’IFOP dans « la population en général » qui évalue le nombre des victimes d’abus et une enquête qualitative conduite par des chercheurs de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes qui cherche d’où sont venus les abus en faisant appel aux témoins et en explorant les archives des diocèses et des ordres religieux aussi bien que des tribunaux. À la différence de l’enquête d’opinion, la seconde concerne des événements particuliers, donc identifie certains des « abuseurs ». Une des difficultés pour les auteurs comme ensuite pour les lecteurs, est de mettre en correspondance deux recherches, l’une cherchant à évaluer le nombre des victimes, l’autre à situer et à connaître les responsables.
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Texte complexe donc, mais aussi critiquable sur deux points. D’abord le dénombrement des victimes et ensuite la prise en compte insuffisante du contexte social et historique déterminant les jugements sur la pédophilie, contexte qui a changé sous nos yeux.
Un mauvais décompte des victimes ?
Ce qui a suscité le plus d’émoi à la publication du rapport, début octobre, c’est l‘affichage du nombre de 330.000 victimes soit de clercs (216.000) soit de laïcs (116.00) ayant des fonctions dans l’Eglise. Un pourcentage des plaignants a été établi d’après un « panel » de répondants. Ce panel est formé de volontaires que l’IFOP a l’habitude de solliciter. L’Institut veillant à ce que les quotas des affiliations et origines correspondent à ceux de la population française actuellement adulte, on s’est cru ensuite autorisé à appliquer le pourcentage des plaignants qu’il fait apparaître au nombre des Français actuellement adultes pour aboutir à 330.000 victimes.
Il y a de bonnes raisons de contester ce calcul : si la correspondance de l’échantillon à la structure de la société est garantie, un facteur essentiel échappe à la prévision, la motivation à répondre. Au dire d’un expert, « dans un sondage reposant sur des quotas, seules les personnes qui ont un avis tranché répondent »[1].
A ces critiques des membres de la CIASE ont répondu[2] que les résultats de l’enquête IFOP concordent avec ceux de « la dernière enquête scientifique sur les violences sexuelles en 2016 » par Santé publique France. Selon cette enquête, 5.500.000 personnes adultes en 2016 ont subi des violences sexuelles dans leur enfance, 14,5% des femmes et 6,4% des hommes. Si l’on rapproche ces 5,5 millions de victimes des 330.000 de l’IFOP, on obtient 6% des victimes à la charge du clergé et de ses acolytes, ce qui peut paraître vraisemblable. Cela pourtant ne suffit pas pour parler de correspondance puisque la synthèse du rapport Sauvé affirme que les victimes de la pédophilie ecclésiastique sont « très majoritairement des garçons préadolescents ». D’ailleurs quand, comme le fait la « synthèse » du rapport Sauvé, on considère le tableau fourni par Santé publique France des « milieux de socialisation » plus ou moins propices à la pédophilie, cela donne des résultats qui ne correspondent pas aux 6% à la charge de l’institution catholique qu’on tire des chiffres de l’IFOP : 5,7% de la population concernée a connu un dévoiement pédophilique d’une relation interne à leur famille ou avec un ami de la famille, pour 1,8% la relation s’est nouée avec un ami ou un copain, 1,98% ont été abusés par un clerc ou un auxiliaire du clergé[3], soit (à partir de 5,5 millions) à peu près 110.000, loin donc des fameux 330.000.
Ceux qui ont le plus frontalement récusé le travail de la Commission Sauvé, des membres de « l’Académie catholique de France », lui reprochent d’avoir repris et avalisé sans mot dire les chiffres de l’IFOP mais ignoré le travail des chercheurs de l’EPHE qui dans les archives civiles et religieuses n’ont identifié ou repéré que 3.200 abuseurs liés à l’Eglise. Faudrait-il attribuer à chaque abuseur plus de cent victimes ? À quoi N. Bajos et Ph. Portier répondent en invoquant « le déficit de transparence de la gestion ecclésiale ».
Changement d’attitude
Derrière cette querelle autour du chiffrage se profile une évidence mal prise en compte : à la fin de la période (1970-2020) dont on a voulu faire le bilan, l’attitude de la société envers la pédophilie a changé, ce qui était, depuis toujours peut-être, une relation est devenu une violence.
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Etudiant les archives criminelles de Bologne aux quatorzième et quinzième siècles, l’historien Didier Lett[4] observe que la relation homosexuelle avec un garçon était punie plus souvent et plus durement (bûcher et non décapitation) que le viol d’une fille. Ce que l’on punissait sévèrement n’était pas une violence mais une faute morale, la transmission d’une perversion, un « détournement de mineur » comme on ne dit plus guère : la proximité sexuelle fondait une complicité. C’est d’ailleurs parce qu’ils voyaient eux aussi la pédophilie comme une relation que d’illustres signatures sont venus au secours de Gabriel Matzneff. Ils ne voulaient qu’inverser le jugement moral traditionnel en affirmant que ce qui était jugé auparavant honteux était émancipatoire pour les nouvelles générations, sans que la violence ait rien à voir en l’affaire.
La tendance à soustraire la pédophilie au domaine pénal est renforcée quand elle apparaît liée, dans le catholicisme, au célibat des prêtres, affaire interne donc à cette institution. On en a fait ainsi une faute sans victime en même temps qu’une faute aristocratique, propre à des hommes de prestige et de pouvoir. Mais, le rapport Sauvé le montre, nous sommes sortis du système catholique et son souvenir nous fait honte. Quand le pouvoir clérical n’est plus reconnu, la personne abusée n’a plus aucune compensation, le trouble et le désarroi qui lui sont imposés la caractérisent définitivement comme victime. C’est pourquoi on fait désormais un rapprochement avec le viol qui, depuis Tarquin le Superbe, a été associé à l’humiliation, celle d’une personne, ou celle d’une ville qui capitule.
Pour un catholicisme fier
Le rapport Sauvé scelle la déconfiture du pouvoir clérical chez nous : une commission de laïcs, comprenant des mécréants, évalue sans complaisance le comportement des autorités catholiques en se fondant sur des hypothèses très défavorables à celles-ci. Pour finir, elle se permet des recommandations aussitôt acceptées concernant l’exercice du pouvoir dans l’Église : plus contrôlé, plus participatif, faisant plus de place aux femmes.
Ces recommandations concernent l’exercice du pouvoir dans l’Eglise, un cléricalisme d’autorité dénoncé de partout. Mais ce cléricalisme pénitent ne rompt pas avec sa racine, la manière dont l’institution voit sa place et son rôle. À ce propos la proposition 33 de la CIASE est révélatrice : elle exclut qu’il soit fait appel à la générosité des fidèles pour l’indemnisation des victimes dont on doit accueillir les plaintes. Le simple fidèle est ainsi mis hors-jeu, exclu du cercle de la responsabilité. Le cléricalisme de repentance, plus peut-être que le cléricalisme d’autorité, désormais en déroute, est fermeture sur soi d’un appareil incapable de signifier pour la société, y compris la part de celle-ci qui lui reste affiliée.
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Fermeture sur soi, évanescence de la relation avec la société, donc cléricalisme caractérisent la situation actuelle du catholicisme. Son message tend à se borner à quelques thèmes ressentis comme identitaires par la majorité du milieu : la famille, l’ouverture à l’immigrant, la dévotion à l’Union de l’Europe. De cette manière il se fait plaisir mais se détourne du « vide démocratique » des sociétés libérales, donc du devoir d’être « un acteur qui revitalise le débat démocratique »[5]. Si les raisons pour le catholicisme d’avoir mauvaise conscience ne manquent pas, la culture de la mauvaise conscience n’est pas pour lui une voie de salut ou même de survie.
[1] Le statisticien Stéphane Legley, cité par Luc Bronner dans une longue étude qui est aussi le témoignage d’un praticien, « Dans la pratique opaque des sondages », Le Monde, 5 novembre 2021.
[2] N. Bajos et Ph. Portier, « Les enquêtes de la commission Sauvé », Le Monde, 15 décembre 2021.
[3] A quoi il faut ajouter 1,13% des relations ou agressions intervenues dans le cadre des colonies de vacances, de l’école publique, du sport et des activités culturelles. Total : 10,61%.
[4] Cf. Marie Dejoux, « L’enfant, le prédateur et le juge », Le Monde, 3 décembre 2021. A en juger par ce compte rendu, l’étude ne dit rien sur la prédation ecclésiastique, qui sans doute échappait à l’autorité judiciaire.
[5] Bernard Bourdin, Catholiques : des citoyens à part entière ? (Editions du Cerf, 2021).