« Charter pour la guerre. » Ils ont dû être contents, à Libé, d’avoir trouvé ce titre. En quatre mots tout est dit. Leur fragilité et notre inhumanité. On les imagine, des centaines de malheureux jetés sans ménagement dans le pays embrasé auquel ils avaient réussi à échapper au péril de leur vie. On aimerait connaître les bureaucrates insensibles ou les juges au cœur dur qui ont pris cette décision. On veut être du côté de la générosité, avec Philippe Lioret, réalisateur de Welcome, promu expert es sans-papiers, ce qui serait rigolo si le sujet était un peu moins lourd. À ce compte-là, on fera bientôt témoigner Al Pacino aux procès de la mafia et Christian Clavier écrira une thèse sur le Moyen Âge.
On n’a guère envie d’ironiser, même si toute la presse évoque un « charter » pour trois hommes (il semble qu’il y avait pas mal de journalistes dans ce charter-là). Parce que trois hommes, c’est trois hommes et que leur « rapatriement forcé » – terme propre destiné à noyer le poisson de l’expulsion – décrit précisément le fossé tragique qui sépare la politique de l’humanitaire, la raison d’Etat des droits de l’individu et la gestion technocratique de la compassion humaine. Il n’y a pas, en politique, une main invisible qui réconcilie le bien commun et la vie des gens. Que l’immigration clandestine soit difficilement supportable pour les heureux habitants du monde développé ne change rien au fait qu’elle est pour un très grand nombre d’êtres humains une nécessité vitale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle « l’infraction à la législation sur les étrangers » n’est pas un délit comme un autre : sur le plan moral, on admet parfaitement que le délinquant transgresse la loi. En conséquence, notre cerveau droit peut approuver une décision raisonnable et notre cerveau gauche saigner pour le sort de ceux qui jouent le rôle des œufs dans l’omelette indigeste qu’est la politique migratoire (c’est peut-être le contraire, j’oublie toujours). Encore faut-il accepter de mobiliser l’un et l’autre.
Si on adopte le seul point de vue des trois Afghans renvoyés chez eux, on ne peut que se désoler. Or, c’est celui que les médias, producteurs d’émotion à jets continus, font naturellement prévaloir. Une décision politique, ça ne fait pas une bonne histoire. Dans le village planétaire, la raison collective est priée de s’incliner devant le malheur individuel. Ces hommes, nous connaissons leurs visages, nous les avons vus pleurer. Nous avons lu dans leurs yeux le désespoir de ceux qui ne peuvent plus rêver d’un avenir meilleur. Leur souffrance est la nôtre. Nous avons entendu la gauche s’indigner en boucle et un responsable associatif nous expliquer qu’ils n’auraient d’autre choix que « de se faire mutiler ou enrôler par les Talibans ». Nous avons été un peu soulagés de savoir que l’ambassade de France les avait pris en charge. Reste que nous nous sentons coupables et comptables de l’injustice qui les a fait naître dans un pays qui a raté l’entrée dans la modernité sans parvenir à se faire oublier de l’Histoire.
Face à ces existences détruites, les arguments d’Eric Besson (qui sont, peu ou prou, ceux de tout ministre en charge, de droite ou de gauche, sur l’immigration clandestine) sont glacés, à côté de la plaque. Le ministre de l’Immigration et du Reste est inaudible quand il affirme que les trois expulsés avaient épuisé toutes les voies de recours (ce qui signifie notamment qu’ils n’avaient pas demandé l’asile en France ou que ce statut leur a été régulièrement refusé). On ne l’écoute pas plus quand il explique que le fait de venir d’un pays en guerre ne vaut pas titre de séjour. D’accord, c’est triste. On a le droit de récuser cette proposition et de refuser les expulsions mais alors, il faut être cohérent et décréter que la France est un droit pour tous les ressortissants de tous les pays en guerre. Oui, nous serions fiers si notre pays accueillait toute la misère du monde tout en intégrant au roman républicain tous ceux qui se trouvent régulièrement sur son sol. Pour autant, sommes-nous prêts à manifester pour une augmentation massive des impôts ? Il convient aussi de demander à tous les Français de se porter volontaires pour que leur ville ou leur quartier abrite les prochaines « jungles » – il est à craindre que les habitants de Calais et ceux du Xe arrondissement de Paris ne soient guère enthousiastes mais sans doute sont-ils lepénistes. (Du reste, à en croire l’inévitable sondage CSA-Le Parisien, l’opinion est plutôt partagée sur le sujet, 44 % des sondés se déclarant opposés au renvoi tandis que 36 % s’y disent favorables.)
On dit, pour le dénoncer avec force, que cette expulsion est un « coup » politique. Certes, mais est-il condamnable en soi de faire de la politique ? Oui, il s’agit bien d’adresser un message à tous les candidats potentiels à l’immigration, de leur faire savoir que s’ils décident quand même de tenter l’aventure ils courent le risque de perdre beaucoup de temps, d’argent, d’énergie et d’espoir pour se retrouver à la case départ. En vrai, c’est un tout petit signal et il est possible que beaucoup d’Afghans tirent de la mésaventure de leurs compatriotes l’idée qu’ils pourront passer à travers les mailles du filet – trois expulsés pour combien qui ont réussi ? Seulement, ce n’est pas l’efficacité de la politique migratoire du gouvernement qui est contestée mais, comme toujours, son existence même. Il est tout de même curieux que toute la presse pousse des cris d’orfraie parce qu’un ministre propose un débat sur le thème « Qu’est-ce qu’être français ? ». Comme si la question était dénuée d’intérêt voire moralement indigne. Peut-être que pour nos belles âmes, poser la question, c’est déjà y répondre. En clair, Eric Besson a forcément derrière la tête l’idée qu’être français, c’est être blanc (si c’était aussi simple, on n’aurait sans doute pas besoin de se poser la question).
Un débat, et puis quoi encore ? Les mecs de droite, ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît. Pour ma part, je trouve que dans la confusion ambiante, la question vaut d’être posée mais c’est sans doute la preuve que, moi aussi, je suis de droite.
La politique consiste à concilier le bien commun et celui de chacun, parfois à sacrifier celui-ci à celui-là. En matière d’immigration, c’est le prix à payer pour ne pas mettre un peu plus en danger la cohésion nationale. Pour autant, on a le droit de s’attrister. Et l’indifférence britannique aux expulsions (qui ne concernent pas, là-bas, trois personnes mais plusieurs dizaines et plusieurs fois par an) n’est pas plus sympathique que le sentimentalisme qui, chez nous, tient lieu de toute réflexion. On apprend en effet dans un excellent sujet diffusé au « 20 heures » de France 2 le 21 octobre que la presse anglaise n’a pas consacré une ligne à la question.
François Fillon estime que la France n’a pas à se sentir coupable. Il me semble qu’il a un peu tort. La culpabilité qu’on éprouve quand on fait du mal, même si on n’a pas d’autre choix, fait partie de notre humanité. Avoir des états d’âme peut être inutile, parfois dangereux, mais c’est la preuve qu’on a une âme.
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