Pierre Lellouche ne s’attendait pas à la brutalité de Donald Trump à l’égard de Kiev ni à ce qu’il refonde la puissance américaine sur le modèle de la Chine ou de la Russie. L’ancien ministre de François Fillon, excellent connaisseur des questions stratégiques, appelle les Européens, jusqu’ici grands cocus de cette affaire, au réarmement.
Causeur. La Russie et les États-Unis ont entamé des négociations bilatérales visant à mettre fin à la guerre en Ukraine… sans les Ukrainiens ! Les Américains sont-ils en train de les lâcher ?
Pierre Lellouche. Malheureusement, tout cela était parfaitement prévisible. Donald Trump avait annoncé son intention de mettre fin rapidement à ce conflit, qu’il jugeait « ridicule ». Je persiste pour ma part à penser que cette guerre, qui a fait un million de tués et de blessés des deux côtés, aurait pu être évitée, voire stoppée depuis avril 2022, comme je le démontre en détail dans mon dernier livre Engrenages1. Les Russes souhaitent également y mettre fin rapidement, car elle représente non seulement de lourdes pertes humaines, mais elle pèse fortement, à long terme, sur l’économie. En revanche, ce que je n’avais pas prévu, c’est la brutalité du nouveau président des États-Unis à l’égard des Européens, de l’Ukraine et de Volodymyr Zelensky en particulier. Trump inaugure une Amérique révisionniste, nationaliste et même impérialiste, à l’instar des autres grandes puissances, la Chine et la Russie. Avec lui, les États-Unis rompent avec ce qu’ils étaient depuis 1945 : le leader de l’Occident et le promoteur d’un ordre mondial fondé sur le droit. Cela s’accompagne d’un profond bouleversement à l’intérieur de l’État fédéral et de ses institutions, dans le but de retrouver ce qu’il qualifie de « vraies valeurs de l’Amérique ». Mais cette brutalité fait partie d’une stratégie, dont le but est de convaincre les Ukrainiens que la poursuite du conflit est une voie sans issue.
En somme, nous devons nous adapter à un monde où seuls comptent la force et les intérêts ?
Exactement. Nous vivons tout simplement le retour aux relations internationales d’avant 1918 et les illusions du wilsonisme. Mon vieux maître Henry Kissinger aurait adoré. C’est le retour au congrès de Vienne et au jeu d’équilibre des grandes puissances…
Revenons à l’Ukraine. N’y avait-il vraiment pas une autre issue, plus conforme au droit et à la morale ?
Il n’y en a jamais eu. La vérité est que les Ukrainiens ne pouvaient pas gagner cette guerre ni reprendre militairement les territoires perdus. Aujourd’hui, sans les livraisons d’armes américaines, l’Ukraine ne pourra pas simplement continuer cette guerre. Zelensky lui-même l’a reconnu publiquement.
Les Européens ne peuvent-ils pas remplacer le soutien américain ?
Non ! Les Européens ne disposent pas d’armements équivalents aux lance-roquettes HIMARS, aux systèmes de défenses sol-air NASAMS et Patriot ou au système de communication par satellite Starlink. Surtout, leurs arsenaux sont vides et leurs usines tournent insuffisamment, faute de commandes. Le Vieux Continent se révèle être le grand cocu de l’opération. Comme l’avait dit le journaliste américain David Ignatius, bon connaisseur de ces affaires, « les États-Unis ont saigné l’armée russe en laissant la note du boucher aux Ukrainiens ». Les Européens, eux, n’avaient aucun objectif stratégique réfléchi dans cette guerre par procuration commencée par Joe Biden en avril 2022. La véritable grande surprise stratégique de ce conflit, en dehors de l’utilisation massive de drones qui
