Ukraine : ni Kiev ni Moscou


Ukraine : ni Kiev ni Moscou

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Il y a presque trois semaines, la maison des syndicats d’Odessa était ravagée par un incendie, tuant officiellement 42 personnes. Bien vite, les rumeurs les plus sinistres ont commencé à courir, faisant état de plus de cent morts pour certaines, évoquant, pour d’autres, un véritable massacre camouflé en incendie.

La couverture médiatique de l’événement n’a pas vraiment été plus importante en France depuis lors. Un article de Daniel Schneidermann sur les « innommés » d’Odessa, Jérôme Leroy évoquant l’indignation sélective des médias occidentaux dans Causeur et Marianne dans lequel Jack Dion se demandait il y a déjà deux semaines pourquoi l’on parlait si peu du massacre d’Odessa. On en parle toujours aussi peu aujourd’hui, semble-t-il.

Pourtant, même si la crise ukrainienne donne lieu, depuis l’affaire de Crimée, à une propagande active de la part de toutes les parties en présence et que l’intoxication est la règle en la matière, l’accumulation des témoignages et des images ne laissent plus beaucoup de place au doute sur ce qu’il s’est réellement passé à Odessa ce 2 mai. Corps à demi-calcinés puis déplacés pour les besoins d’une mise en scène macabre, victimes abattues d’une balle dans la tête, tuées à coups de hache, étranglées ou achevées après qu’elles ont sauté par les fenêtres du bâtiment enflammé : à l’incendie criminel s’ajoutent progressivement de plus lourdes charges. Après avoir été visiblement provoqués par des éléments pro-russes à l’occasion d’une manifestation précédant un match de football, supporters et nationalistes ukrainiens ont attaqué les tentes et le camp de base des séparatistes qui se sont réfugiés dans la maison des syndicats. Le carnage aurait commencé à partir de là. Il a impliqué nombre de militants du tristement célèbre Pravy Sektor, le « Secteur Droit », groupe ultranationaliste ukrainien. Qui a dit que l’extrême-droite ukrainienne jouait un rôle très limité dans le conflit ? Elle est visiblement responsable de l’assassinat de sang-froid de dizaines de personnes, voire de plus d’une centaine si l’on s’en tient à des décomptes bien plus alarmistes. Quant à l’incendie, ce n’est qu’après coup qu’il aurait été déclenché, achevant de ravager le bâtiment, n’effaçant pas pour autant les preuves du carnage qui s’y est déroulé. Comme le remarque Jérôme Leroy, les morts n’ont peut-être pas la même valeur pour les médias de nos contrées suivant qu’ils soient pro-russes ou nationalistes ukrainiens.

Comme du temps des guerres d’ex-Yougoslavie, les « méchants » et les « gentils » ont été bien vite désignés par les médias occidentaux. Alors que l’on assiste avec l’Ukraine à un nouvel acte de la rivalité russo-occidentale, avec, comme en 1999 avec le Kosovo ou 2008 avec les Ossètes et les Abkhazes, l’instrumentalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, on peut encore être témoin du très large alignement des médias sur la ligne et la lecture officielle des événements. Certes, la Russie ne se prive pas de manipuler et déformer mais dans cet affrontement qui n’ose pas encore s’appeler une guerre civile, le massacre d’Odessa montre que nous sommes dépendants également, à travers les canaux principaux de l’information, d’une vision très orientée du conflit.

Il faut à raison souligner les responsabilités de Vladimir Poutine dans la déstabilisation de l’Ukraine. On pourrait d’ailleurs s’interroger sur le possible rôle joué par les services russes dans une tragédie comme celle d’Odessa, fort opportune afin de gagner l’opinion publique à la cause pro-russe. Certes, on peut parler d’ « expansionnisme » russe dans ces régions qui sont les anciennes marches de l’empire, tsariste ou soviétique, mais l’on peut aussi se demander à quel point, après l’affaire rondement menée de Crimée, la Russie a mis le doigt dans un engrenage dangereux et dans un conflit qu’elle ne maîtrise plus vraiment avec la déstabilisation de l’est de l’Ukraine. Paradoxalement, la Russie est en position de force et de faiblesse dans le dossier ukrainien. D’une part, en dépit des démonstrations militaires et des roulements de tambours et de chenilles à la frontière ukrainienne, la Russie – dont le budget de la défense représente 5% des dépenses militaires dans le monde, environ huit fois moins que les Etats-Unis et deux fois moins que la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne réunis, n’aurait pas vraiment les moyens d’assurer une présence militaire ou de s’offrir même le luxe d’une intervention dans l’est de l’Ukraine. Ce serait pour elle entrer dans un piège à la fois militaire et nationaliste qui pourrait lui coûter très cher. Alors, on peut s’interroger sur le degré de rationalité dont Vladimir Poutine fait preuve mais l’on peut se demander aussi quel est le sens réel de la « finlandisation » de l’Ukraine que suggérait Zbigniew Brzezinski il y a peu. La Finlande est un conflit qui avait coûté très cher à l’ours russe au cours du second conflit mondial. S’il prenait à la Russie la fantaisie de faire franchir la frontière à ses troupes, l’Ukraine serait susceptible de devenir un nouvel Afghanistan. La seule option militaire que pourrait envisager la Russie serait l’option géorgienne : l’intervention éclair. Encore cela risquerait-il d’avoir un prix beaucoup plus élevé cette fois sur le plan diplomatique.

La Russie est cependant loin d’être isolée diplomatiquement. C’est sa force dans le conflit ukrainien. Vladimir Poutine a su ménager ses soutiens en Asie, en Afrique et jusqu’en Amérique latine. Elle a réussi, surtout, à s’assurer de l’appui diplomatique de puissants voisins : l’Inde d’une part mais surtout la Chine qui, bien qu’adoptant en apparence une neutralité non-interventionniste, a besoin également de l’appui de la Russie dans les conflits territoriaux qui l’opposent, dans ce que l’empire du Milieu considère comme SA mer de Chine, au Japon, au Vietnam, aux Philippines, à Brunei… sans compter Taïwan.

Il est clair que la Russie comme la Chine sont en position de se soutenir mutuellement pour s’engager dans des politiques, sinon expansionnistes, du moins visant à restaurer ou étendre leur influence régionale. Le fait de bien voir cela et de ne pas oublier la nature profondément autoritaire des deux régimes et les restrictions que chacun impose aux libertés, empêche-t-il pour autant de considérer que la politique américaine ces dix ou vingt dernières années a représenté un facteur de chaos et de déstabilisation pour nombre de régions du monde ? L’Europe n’a-t-elle vocation à rester qu’une « tête de pont démocratique » dans le grand échiquier américain ou peut-elle se donner les moyens de reprendre véritablement son rôle d’arbitre entre les ambitions eurasiatiques et américaines ? La finalisation du traité transatlantique semble démontrer le contraire. La couverture médiatique très modeste accordée également à cet événement majeur révèle aussi la propension des médias ou de l’intelligentsia française à s’en tenir à une lecture toujours très atlantiste des relations internationales. Dénoncer l’activisme et la responsabilité des Russes dans le chaos ukrainien ne doit pas pousser à ignorer les crimes passés sous silence, voire cautionnés, par la partie adverse. Se méfier des ambitions poutiniennes ne devrait pas laisser penser que la carte du monde suggérée par Brzezinski ou d’autres est quelque chose de souhaitable. Poutinolâtres et atlantistes exaltés devraient considérer que, pour un Français, la politique des empires quels qu’ils soient est toujours synonyme du pire.

*Photo : Alexander Ermochenko/AP/SIPA. AP21568293_000040. 



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