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Propos sur le «Non agir»: D’Henri Queuille à Lao-Tseu

Agir ou ne pas agir ? Telle est la question


Propos sur le «Non agir»: D’Henri Queuille à Lao-Tseu
Des habitants de Marioupol, dans l'oblast de Donetsk © Mikhail Tereshchenko/TASS/Sipa U/ SIPA

Pour alimenter sa réflexion après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, l’anthropologue Jean-Paul Loubes convoque plusieurs situations historiques, pas nécessairement analogues à la situation actuelle, mais pertinentes pour éclairer notre présent. Comment mettre un terme à un conflit qui semble inarrêtable ? D’où viendra la solution ? À quoi notre futur proche va-t-il ressembler ? Conflit qui dure, guerre nucléaire, coup d’Etat… L’autocrate Poutine peut-il être évincé ? Jean-Paul Loubes nous partage son angoisse et ses espérances.


Au neuvième jour de l’apocalypse annoncée, l’armée Russe bombardait le site de la plus grande centrale nucléaire d’Europe à Zaporojie.

Dans une vidéo en forme d’appel au secours le président ukrainien Zelinsky déclarait en substance « la Russie est le premier pays au monde qui attaque un site nucléaire dans un autre pays ». Mais aucune fuite radioactive n’a été annoncée. On respire. Dieu soit loué !

Au matin du 8 mars 2022, le nombre des réfugiés qui ont quitté l’Ukraine a franchi le cap des deux millions.

À Moscou, dans un discours guerrier et paranoïaque de 28 minutes, un autocrate qui veut « sauver le monde » dénonce une menace de « génocide de millions de personnes » en Ukraine par le fait d’un gouvernement ukrainien aux mains des néo-nazis.[1] 

Devant mon écran plat je navigue d’un plateau de télévision à un autre. Une seule musique me parvient : « L’OTAN n’ira pas et Poutine le sait ». Et donc … ?

Et donc je pense à Queuille…et  puis aussi à Lao-Tseu.

Le premier, Henry Queuille (1884-1970), a laissé des formules aussi célèbres que les aphorismes de Cioran. L’une de celles qui assurèrent sa renommée est la suivante : « Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout ». Trop fort non ? Devant l’impuissance de l’humanité face à la terrifiante situation planétaire, un tel éloge de l’inaction ne satisfait personne, dans le même temps où toute riposte est écartée, tant ses conséquences seraient encore plus effroyables. Que faire?

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Vingt et une fois ministre sous la Troisième République, Président du Conseil sous la Quatrième, Henri Queuille fut l’un de ces Radicaux socialistes qui érigèrent l’impuissance et l’inefficacité en politique au rang de l’un des Beaux-arts. Convenons que devant une catastrophe imminente, il ne reste souvent que l’humour pour attendre la fin, en s’aidant de formules désespérées dont certaines peuvent déclencher il est vrai un éclat de rire. Emil Cioran donne les recettes paradoxales qui permettent de tenir le coup dans ces situations extrêmes comme, par exemple ceci : « Sans l’idée de suicide je me serais tué depuis toujours »[2]. Queuille aurait sans doute aimé aussi  « Dans les épreuves cruciales, la cigarette nous est d’une aide plus efficace que les Evangiles »[3].

Queuille me conduit à  Cioran…. Mais pourquoi ai-je aussi pensé à Lao-Tseu ? 

Le Vieux sage chinois regardait le « Non agir » (Wu Wei) comme un principe de gouvernement idéal. Le Rad Soc Queuille ne disait-il pas la même chose ? Il ne s’agit pas bien évidemment, avec le « Non agir » de se désintéresser de tout et de partir vaquer à ses occupations en méprisant le sort du monde. Il s’agit pour le taoïste de rester en conformité avec l’ordre cosmique originaire, de ne pas aller contre le Mouvement de la Nature et l’harmonie qui caractérise la Voie (Tao). Il y a dans ce « Non agir » quelque chose qui évoque l’« absence de solution » qui de toute façon finira par venir à bout du problème dont parlait Queuille. Mais quel est ce « mouvement de la nature » qui anime Poutine, la nature de Vladimir Poutine ?

Si l’on comprend bien évidemment le « On n’ira pas » de l’OTAN, ainsi que la retenue des « démocraties occidentales » devant un risque de conflagration générale – ne rien faire devant Poutine pour ne pas « contrarier l’ordre cosmique » – devrait permettre d’éviter la catastrophe ? Qui a la réponse à une telle question ?

Sur les plateaux de télévision, on a ressorti les « experts en relations internationales », les généraux en retraites et les retraités du renseignement qu’on n’avait pas vu depuis la lointaine Guerre du Golfe. Ces sommités passent d’une chaîne à l’autre et le pays peut les suivre dans un zapping de fin de soirée qui a périmé les feuilletons familiers des temps de paix. Ces experts ne sont pas tous inintéressants. Certains donnent même à penser. Leurs interventions sont interrompues par des éclairs de bombes dans des images qui nous font vivre la guerre « en direct ». Nous sommes dans les rues de Kirkov ou de Kherson et nous voyons le missile pulvériser le haut de l’immeuble-tour, crever la façade de l’école maternelle, dévaster l’aile de l’hôpital. Les foules courent aux abris dans le métro, comme dans les meilleurs films sur l’Occupation. On tend le micro à des femmes qui vont accoucher dans des caves transformées en maternités. Sur les routes, des files de réfugiés traînent leurs enfants sur des tas de gravats entre des carcasses de chars et des véhicules en feu. Dans ce film en couleur, les véhicules sont modernes, il n’y a pas ces charrettes tirées par un mulet, avec une grand-mère juchée sur un tas de matelas. Ce ne sont plus ces vielles Peugeot 302 croulant sous leurs « impériales » surchargées de valises, comme dans Jeux interdits. Le panache de fumée, les pans de la façade crevée de l’immeuble qui dégringolent…ces scènes rappellent aussi à tout le monde d’autres images d’immeubles percutés. Mais non voyons, n’exagérons pas ! Le choc des civilisations, ça n’existe pas !

Les images des bombardements de Londres durant la bataille d’Angleterre (1940-41), celles de la bataille de Stalingrad, les vieillards qui poussaient un pauvre chariot dans les ruines de Dresde… j’étais trop jeune quand elles avaient été filmées, et les écrans de l’enfance étaient pour moi peuplés d’images en noir et blanc : La Débâcle de juin 40. Aujourd’hui je revis ces scènes en direct et en couleur, avec le son, avec les larmes des enfants, les sanglots de femmes les bras chargés de leurs bébés. Le reporter se plaque au sol quand l’obus éclate dans le champ de la caméra. Mais les visages de victimes sont floutés. La mort en direct oui, mais avec des pincettes. Comme c’est gentil et respectueux pour ces pauvres Ukrainiens…

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Je ne suis pas seul devant ce spectacle. Je fais partie des sept milliards de spectateurs qui peuvent suivre ce film d’apocalypse en direct. Pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité. Depuis mon canapé, en grignotant des « chips artisanales au goût de pommes de terres et au sel de l’île de Ré ».

Le monde tremble. Y a-t-il un risque de dissémination de la radioactivité en Europe ? Poutine est-il un docteur Folamour[4]? Sur les écrans, l’ancien du KGB qui fréquenta Poutine explique que le petit tsar est certes un psychopathe mais qu’il n’est pas fou. Il explique la différence. Un « expert » en retraite ajoute qu’il y a « une rationalité chez les fous ». D’accord…

Je pense alors à ces autres psychopathes qui avaient comme nom Hitler, Staline, Mao. Le premier a régné douze ans avant son suicide dans le Bunker. Le second resta 33 ans au pouvoir, le troisième régna 37 ans. Les deux derniers purent atteindre le grand âge. Avec six millions de victimes d’un expansionnisme raciste, Hitler est cependant dépassé par les performances du stalinisme qui parvint à aligner au moins vingt millions de morts. Mais c’est Mao qui pulvérise le record avec une estimation de 70 millions de victimes « environ »[5].  Comment est-ce possible ?

La Grande famine d’Ukraine (Holodomor) provoquée par Staline et Molotov avec le bras armé du Guépéou extermina par la faim 4 millions d’Ukrainiens en confisquant les récoltes de blé. On a en mémoire comment des gloires de l’intelligentsia française d’alors célébrèrent ce régime génocidaire. Les louanges culminèrent dans les « poèmes » de Louis Aragon à la gloire du Guépéou datant de la même époque.[6] Petit extrait ici des vers du fou d’Elsa :

J’appelle la Terreur du fond de mes poumons

Je chante le Guépéou qui se forme

En France à l’heure qu’il est

Je chante le Guépéou cher à la France

Vive le Guépéou, figure dialectique de l’héroïsme.

Cette appétence, cet amour humain pour la terreur, comment est-ce possible ? Et ce film, Staline, l’Homme que nous aimons le plus, « écrit et dit par Paul Eluard, et produit par le P.C.F » ! Paul Eluard, oui. Le grand poète ! Celui dont Georges Pompidou cita les vers en 1969, dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec la situation d’aujourd’hui en Ukraine. Quoi que… n’ont-ils vraiment rien à voir, ces vers, avec tous ces visages d’Ukrainiens quittant leur maison, fuyant une mort attendue ? Alors, ces mots d’Eluard, rappelons-les ici :

« Comprenne qui voudra. Moi mon remord, ce fut la victime raisonnable au regard d’enfant perdu, celle qui ressemble aux morts qui sont morts pour être aimé. »[7]

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Verra-t-on un jour un film : Poutine, l’Homme que nous aimons le plus. ? Vladimir Poutine semble moins adulé que son sinistre prédécesseur Joseph Staline, mais on me dit que 68% de Russes approuvent l’invasion de l’Ukraine. Certains se demandent s’il est inconvenant ou déraisonnable de comparer cet autocrate à Hitler. La suite seulement nous donnera la réponse. Comment va se dénouer ce face-à-face entre un homme et les sept milliards d’humains terrorisés par le spectre de la Troisième guerre Mondiale ? Une terreur pimentée cette fois par le bouquet final d’un feu d’artifice nucléaire ? Si l’on peut fuir les faubourgs de Kharkiv, Kiev ou de Marioupol, il nous est impossible de fuir une planète dont la population mondiale assiste à la destruction d’un pays, peut-être d’un continent, peut-être plus… Et quand d’autres cinglés auront mis au point la fusée qui pourra embarquer certains d’entre eux à destination d’une autre planète colonisée, il n’y aura pas de place en deuxième ou troisième classe pour les 7 milliards, les 10 milliards, ou plus.

Alors que faire ? Que peux-t-on faire, nous, les sept milliards qui avons peur?

Depuis mon canapé, je suis impuissant devant ce doigt russe que j’imagine tout prêt à appuyer sur le bouton qui enverra le missile. J’essaie de convoquer quelques préceptes de sagesse qui briseraient mon isolement, quelques penseurs qui me rassureraient si cela est encore possible. « Un homme, ça s’empêche »…oui, mais quel temps il m’a fallu pour passer de Sartre à Camus !

La chaîne nationale France Inter a programmé le 5 mars une émission intitulée « Varlam Chalamov et la Kolyma »[8], évoquant l’univers concentrationnaire que chérissait Louis Aragon et qui ne prit fin qu’avec le mort du Petit père des peuples.

Une pensée tenace en forme de question s’insinue peu à peu en moi : pourrait-on cependant contrarier le fameux ordre cosmique pour tenter d’éviter la catastrophe ? 

Les dictateurs et grands génocidaires ont hélas rarement été contrariés dans leurs œuvres de mort et de destruction de leurs semblables. Staline, Mao, Pol Pot ont joui d’une belle longévité. C’est qu’il est difficile, voire impossible, dans un régime autoritaire qu’une opposition puisse arrêter la folie de l’autocrate. Il a, par définition, fait le vide parmi ses adversaires : arrestation et/ou élimination des opposants, lois contre les libertés publiques, suppression de la liberté de la presse, contrôle des réseaux sociaux. Autant de dispositions « à la soviétique » dont Vladimir Poutine a hérité. La main qui arrêtera le feu du ciel ne peut donc venir d’une opposition muselée.

L’éviction du paranoïaque n’est alors possible que de la part du cercle rapproché de ses affidés qui, à un moment donné, vont se rendre compte qu’ils sont eux-mêmes et leurs intérêts menacés par les délires du chef. Il est peu d’exemples réussis d’une tentative d’arrêter un processus lorsqu’il apparaît évident aux proches du tyran que ce dernier les conduit à la catastrophe et hélas l’exception n’infirme jamais la règle. Le 20 juillet 1944, un groupe d’officier nazis convaincus que Hitler envoie le pays vers une défaite certaine décide que la seule solution est l’assassinat du Führer. Sous la conduite du colonel Claus Von Stauffenberg, les complotistes  parviennent à déclencher une bombe lors d’une réunion présidée par Hitler dans son quartier général de Rastenburg. La bombe a bien explosé, mais Hitler est sain et sauf.

Stauffenberg sera exécuté le lendemain car dans ce type de complot il ne faut pas rater son coup. On ne risque pas un tribunal, c’est direct le peloton d’exécution. C’est ce que doivent penser quelques oligarques, ou quelques-uns de ces ministres que l’on a vus à l’autre bout de la longue table… à bonne distance du chef. L’esprit de solidarité ou de sacrifice a des limites quand à Hambourg, à La Ciotat, on saisit les yachts des proches de Poutine, quand à Washington on gèle les avoirs des familles russes les plus riches, quand à Londres Boris Johnson s’attaque au « Londongrad » en mettant fin aux « golden visas », ces visas dorés créés par Tony Blair en 2008 et accordés aux oligarques russes…

Ne faudrait-il pas arrêter tout cela avant la catastrophe finale pensait Von Stauffenberg, il y a maintenant 78 ans, quand il voyait son chef de meute conduire l’Allemagne dans le mur ?  

En 1938, à la conférence Munich et pour éviter la guerre, ils choisirent le déshonneur et abandonnèrent la Tchécoslovaquie à Hitler qui convoitait les régions germanophones des Sudètes. Churchill résuma ce « non agir » par ces mots « Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur, vous avez choisi le déshonneur et vous aurez la guerre ». Après avoir voté en faveur de ces accords, Léon Blum avoua éprouver « un lâche soulagement de honte »[9].    

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[1] – Discours de Vladimir Poutine du 24 février 2022.

[2] – E.Cioran, Syllogisme de l’amertume.

[3] – E.Cioran, De l’inconvénient d’être né.

[4] -Le film de Stanley Kubrick (1964) évoque une frappe nucléaire sur l’Union soviétique déclenchée par un général paranoïaque de l’armée américaine.

[5] Le livre noir du communisme (ouvrage collectif sus la direction de Stéphane Courtois), Ed. Robert Laffont, 1997.

[6] – Louis Aragon, « Prélude au temps des cerises » dans Persécuté-Persécuteur, Denoël, 1931.

[7] – P.Eluard, recueil Au rendez-vous allemand, 1944.

[8] – France Inter, « Chalamov et la Kolyma », Intelligence Service, 05/03/1022.

[9] – La presse Tchèques nomma alors ces accords « trahison de Munich », « trahison de l’Ouest », « trahison des alliés ». 



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Jean-Paul Loubes est anthropologue, architecte et écrivain. Il a enseigné à l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Bordeaux et à l’EHESS-Paris. Chercheur au Laboratoire Architecture Anthropologie (L.A.A) de l’Ecole d’Architecture de Paris La Villette, Conseiller scientifique jusqu’en 2020 pour l’Observatoire Urbain de l’Institut Français d’Etudes de l’Asie Centrale (IFEAC) basé à Bichkek au Kirghizstan.

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