La Russie a perdu l’Ukraine, mais Kiev n’est pas libre de choisir l’EU ou l’OTAN
« Nous devons cependant à la bonne foi et aux relations amicales qui existent entre les puissances alliées et les États-Unis, de déclarer que nous considérerions toute tentative de leur part pour étendre leur système à quelque partie de cet hémisphère, comme dangereuse pour notre tranquillité et notre sécurité. Quant aux colonies existantes ou dépendances des puissances européennes, nous ne sommes pas intervenus et n’interviendrons pas dans leurs affaires. Mais, quant aux gouvernements qui ont déclaré leur indépendance, qui l’ont maintenue, et dont nous avons reconnu l’indépendance, après sérieux examen, et sur des justes principes, nous ne pourrions voir l’intervention d’une puissance européenne quelconque dans le but de les opprimer ou de contrarier d’une manière quelconque leur destinée, que comme la manifestation d’une disposition inamicale à l’égard des États-Unis. »
L’Amérique aux Américains
Ces phrases prononcées par le président des États-Unis James Monroe le 2 décembre 1823 devant le Congrès contient l’essentiel de ce qu’on appelle « la doctrine Monroe » : les Amériques – aussi bien du Nord que du Sud – sont une sphère d’influence de Washington. Ainsi, les gouvernements des pays du continent nouvellement indépendants (et ceux qui se sont affranchis des puissances européennes depuis) ne le sont pas à 100% : ils ne peuvent pas décider seuls de leurs alliances, sujet sur lequel le grand voisin du nord exige un droit de regard.
Aujourd’hui, les paroles et les gestes de Moscou établissent une sorte de « doctrine Poutine » : les États-Unis sont priés de traiter la Russie comme ils avaient jadis traité l’Union soviétique, c’est-à-dire comme une puissance à craindre, jouissant de droits spéciaux dans son voisinage et d’une voix dans toutes les affaires internationales importantes.
La crise actuelle avec la Russie et l’Ukraine – dont l’enjeu est donc l’avenir de l’ordre postsoviétique en Europe – est en gestation depuis deux décennies. Ses racines sont profondes et concernent l’identité de la Russie : a-t-elle eu un Empire ou bien était-elle – et est-elle toujours – un Empire ? Autrement dit, est-ce que la Russie a une essence différente de l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou le Japon, et peut-elle se concevoir et survivre autrement que comme une puissance mondiale de premier ordre, assise sur un socle terrestre gigantesque et entourée de « marches » ou zones tampons ?
Inquiétudes russes, flux et reflux
La réponse la plus simple consiste à dire que les élites russes actuellement au pouvoir ainsi qu’une partie importante du peuple russe vivent leur « russité » de cette manière. Et si on prend du recul historique, on observe que la Russie (dirigée par Catherine, Alexandre, Lénine, Staline ou Khrouchtchev) n’est jamais vraiment rassurée dans ses frontières même quand ses « marches » sont bien tenues. Avec une Pologne divisée et subjuguée et une maitrise du Caucase du Sud, les Tsars lorgnaient les mers chaudes, la Perse et l’intégralité de la Mer noire y compris les détroits. Or, contrairement aux États-Unis ou la Chine – et l’Empire britannique avant eux – la Russie n’est pas une puissance commerciale, n’ayant que les matières premières – céréales et fourrures au XIXe siècle, hydrocarbures et minerais aux XXe et XXIe – et les baïonnettes pour imposer ses vues et étendre son influence. Par conséquent, la Russie considérée tel un empire n’a vraiment ni frontières ni « marches » naturelles. Son étendue est en constant flux et reflux au gré des rapports de force. En 1943-1948, l’Empire en position de force s’est servi là où il le pouvait – y compris en Pologne bien que certaines promesses avaient été échangées entre alliés. Quarante ans plus tard, ce sont les États-Unis qui profitaient de leur position pour revenir à la situation d’avant 1939, elle-même conséquence de la faiblesse de la Russie après 1917…
Au cours des années 1990, les États-Unis et leurs alliés ont adapté l’architecture de la sécurité euro-atlantique sans prendre en compte la Russie, ce qu’ils auraient fait si n’importe quel grand dirigeant russe s’était trouvé en face d’eux. Par ailleurs, puisque nous avons commencé avec la doctrine Monroe cette analyse, Khrouchtchev (au pouvoir de 1958 à 1964 ndlr) n’avait-il pas lui aussi tenté de profiter de la faiblesse d’un nouveau président américain (JFK ndlr) dont l’amateurisme s’est révélé quelques mois après son intronisation à la baie de Cochons ? La crise cubaine aurait pu aussi se terminer par un compromis laissant une présence soviétique stratégique dans les Caraïbes.
Poutine change la donne
Depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, il essaie de remettre en cause ce système construit pendant l’absence d’un exécutif russe fort et la convalescence de l’Empire.
Sa méthode pour inverser les conséquences de l’effondrement de l’Union soviétique consiste à diviser l’alliance transatlantique, et à renégocier les conséquences géopolitiques de la fin à la guerre froide. La question n’est donc pas ce que veut la Russie, mais ce qu’elle peut. Ainsi, il faut se demander si la Russie d’aujourd’hui est capable d’organiser ses « marches » (républiques baltiques, Pologne, Ukraine, Europe centrale, Balkans, Sud Caucase et Asie centrale) comme elle l’avait fait entre 1790 et 1990. La réponse est oui, mais pas partout. Si en Asie centrale les cinq anciennes républiques socialistes soviétiques – où le changement de culture politique est encore fragile – peuvent devenir des satellites de Moscou, on voit mal les Baltes, les Polonais ou les Ukrainiens revenir en arrière du point de vue de leur souveraineté et culture politique.
Rappelons également que si les intérêts et les craintes de la Russie sont légitimes et le poids de son histoire particulière compréhensible, certains de ses voisins ont aussi des craintes tout aussi sinon plus compréhensibles. On peut même avancer que la dimension impériale immanente à la Russie ne peut que transformer ses voisins en obsédés de sécurité nationale et, vu leur taille, ils n’ont pas d’autre choix que de chercher de très puissants alliés… On imagine donc comment l’armée russe peut battre l’armée ukrainienne et prendre le contrôle militaire du pays, mais on a du mal à voir comment la Russie peut avaler puis digérer l’Ukraine européenne. Et c’est encore plus difficile à imaginer pour les pays déjà membres de l’union européenne.
Que peut-on conclure ? D’abord que, dans la durée, la Russie s’affaiblit et que, même si depuis une quinzaine d’années Poutine arrive à mettre en place un impressionnant sursaut, quelques données de base – comme la démographie, l’économie ou la sociologie – ne sont pas prometteuses et ne jouent pas en sa faveur. Un compromis raisonnable et peu cher pour les puissances occidentales consisterait à s’engager à ce que l’Ukraine ne soit membre ni de l’OTAN ni de l’UE. Depuis 2014, c’est d’ailleurs une évidence. On ne peut pas exclure que dans dix ou vingt ans l’après-Poutine n’ouvre un nouveau reflux de la puissance russe. À ce moment-là les promesses d’aujourd’hui auront autant de valeur que celles données par Staline au gouvernement polonais en exil, ou par George H. W. Bush à Gorbatchev.