Ukraine: Moreira aveuglé par son anti-atlantisme


Ukraine: Moreira aveuglé par son anti-atlantisme
Un homme sur une barricade sur la place Maidan de Kiev en février 2014 (Photo : SIPA.00677109_000018)
Un homme sur une barricade sur la place Maidan de Kiev en février 2014 (Photo : SIPA.00677109_000018)

Nous les Polonais, nous la voulions belle, notre révolution, c’est-à-dire la révolution en Ukraine. Engagés corps et âme dans l’émergence d’une opposition démocratique de l’autre côté du Bug depuis l’effondrement de l’Union soviétique, peu nous importe que celle-ci ait eu besoin d’un coup de main des milices brunes autochtones pour mener à terme la première étape du cheminement de l’Ukraine vers un régime autre que post-soviétique. Et si les Américains partagent notre point de vue sur le problème, promettant d’apporter à nos voisins orientaux leur soutien logistique, sinon militaire, cela ne nous empêche pas de dormir. Bien au contraire. Savoir les ultranationalistes ukrainiens, d’obédience nazie ou pas, domestiqués par les généraux de l’US Army aguerris en Irak et en Afghanistan, nous rassure au plus haut point. De sorte que le film du journaliste Paul Moreira, « Ukraine : les masques de la révolution », qui a fait couler beaucoup d’encre en France (y compris sur Causeur.fr), tantôt accusé de partialité outrageusement pro-russe, tantôt salué pour son audace, a fait tout au plus gentiment sourire le public polonais.

Arrivé sur le petit écran de la chaîne d’information en continue TVN24 le soir du deuxième anniversaire de la révolution de Maïdan, le documentaire a provoqué quelques commentaires dans la presse, lesquels exprimant globalement l’opinion que le journaliste français avait manqué une bonne occasion de se taire. Loin de révéler quoi que ce soit de nouveau au sujet de l’Ukraine, le film de Moreira a simplement réveillé le souvenir de l’endémique arrogance des Français à l’égard de peuples dont ils ignorent l’histoire et les intérêts. Condamnés à choisir « notre camp » après soixante ans de règne de Moscou, aurions-nous réellement préféré le petit escroc surexcité d’Igor Moysichuk, porte-parole du groupuscule paramilitaire ukrainien Pravy Sektor, aux figures de l’extrême droite russe sponsorisée par Poutine, à commencer par Jirinovski qui s’amuse à multiplier des appels à « enfin » bombarder Varsovie ? Aussi incompréhensible que cela paraisse au journaliste de Canal +, une partie des Ukrainiens se plaît à voter pour l’extrême droite ukrainienne, au lieu d’en dénoncer la russophobie pathologique et les références historiques honteuses. Et en ce qui concerne les Polonais, parfaitement au courant des dérapages des polices privées ukrainiennes, ils se félicitent en effet de les voir se dissoudre progressivement dans l’armée régulière, sous la pression américaine qui inquiète tellement Paul Moreira. La question de savoir si, oui ou non, son film est un film de propagande pro-russe n’a donc pas beaucoup d’intérêt aux yeux des Polonais. La vraie question est de savoir pourquoi les Ukrainiens devraient être les seuls en Europe à ne pas pouvoir faire entrer un parti d’extrême droite au Parlement, ou à ne pas pouvoir opter en faveur du renforcement des liens transatlantiques au détriment de la mainmise russe ?

Néo-nazis ukrainiens et CIA ?

Trop grossier pour être un film de propagande digne de ce nom, le document de Moreira montre, bien que sommairement, les enjeux internationaux de la sortie de l’Ukraine de la crise dans laquelle le pays semble pourtant s’enfoncer à la vitesse d’un TGV. Pour rappel, la thèse initiale du réalisateur s’appuie sur l’idée que la révolution de Maïdan a été organisée par les néo-nazis ukrainiens à l’incitation de la CIA. Pas un mot au sujet de la première raison de la mobilisation populaire qui a été le refus du président Ianoukovitch de signer un accord d’association avec l’Union européenne. Si Paul Moreira avait seulement voulu faire un film un peu moins sensationnel et un peu plus pointu, il lui aurait suffi d’enquêter sur la baisse de popularité de l’Union européenne auprès des Ukrainiens depuis les événements de 2014. Le Premier ministre pro-européen Arseni Iatseniouk gouverne avec 3% de voix favorables et le reste des élites pro-européennes n’en recueille pas davantage. Même si 51% des Ukrainiens, selon la récente enquête d’opinion publique menée conjointement par l’Institut des Affaires publiques polonais (ISP) et la Fondation Bertelsmann, souhaitent toujours une adhésion de leur pays à l’UE, le nombre de ceux qui continuent à y voir uniquement des avantages a chuté d’un cinquième par rapport à il y a deux ans. 33% des Ukrainiens ne savent pas avancer un seul bénéfice concret d’une appartenance aux structures européennes. En revanche, ils sont 67% à déclarer leur volonté de participer à un référendum sur l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN pour voter en sa faveur. En Ukraine, comme en Pologne, l’OTAN reste une valeur sûre face à une UE dont on perçoit clairement l’impuissance, l’inefficacité et surtout le manque de moyens pour venir à bout du terrorisme islamiste, de même que de courage politique pour régler le problème des migrants, ce qui impacte directement sur le scepticisme ukrainien à l’égard de cette institution.

À mesure que Poutine devient un allié précieux des Européens dans la résolution du conflit en Syrie, la prolongation des sanctions contre la Russie prises après l’annexion de la Crimée, paraît menacée. Certains pays, comme l’Italie, critiquent ouvertement cette politique. Et les Ukrainiens s’en inquiètent, d’autant qu’aucune proposition concrète ne leur a été présentée par les Européens au sommet sur le Partenariat oriental à Riga en mai 2015. Lors du lancement de cette initiative européenne, six ans plus tôt à l’instigation de la Pologne, l’objectif visé était de proposer un statut permanent d’association avec l’UE aux six anciennes républiques soviétiques et de satisfaire, ce faisant, leurs aspirations politiques et économiques. Il n’en est toujours rien. Au point qu’à présent, les Polonais semblent davantage déterminés à faire avancer le dossier européen que les Ukrainiens eux-mêmes. Car les Ukrainiens, de façon pragmatique et compréhensible, se tournent vers un partenaire qui leur offre une garantie tangible de stabilité. N’en déplaise à Paul Moreira, décidément outré par la déclaration de l’ancien directeur de la CIA, David Petreaus, faite à l’occasion de la dernière conférence internationale annuelle Yalta European Strategy à Kiev, de vouloir fournir aux Ukrainiens des armes antichars, ce n’est pas une tribune de BHL dans Le Monde qui arrêtera les soldats russes à la frontière avec l’Ukraine, que leur président peut d’ailleurs décider de déplacer toujours plus à l’ouest au gré de son humeur.

L’enfer est pavé de bonnes intentions

Contrairement à ce qu’on est tenté d’imaginer en Europe de l’Ouest, ce n’est pas l’indulgence ou la naïveté des Polonais, pas plus que leur ambition de se hisser au rang d’une puissance régionale, qui les poussent à œuvrer inlassablement au profit de leurs voisins ukrainiens. Une Ukraine consolidée sur le plan politique, capable de mettre en place des réformes anti-corruption envisagées depuis la révolution orange mais toujours inappliquées, contrainte par les traités européens à respecter les valeurs démocratiques, donnerait aux Polonais les gages d’une alliance possible face à ce qu’ils ressentent comme les tentatives impérialistes de la Russie. Ni le parti ultranationaliste Svoboda qui a réussi à placer en tout et pour tout deux députés au Parlement ukrainien, ni les miliciens rassemblés sous l’emblème d’une Wolfsangel inversée d’inspiration nazie, ni la rhétorique farouchement anti-européenne de leurs sympathisants prêts à en découdre avec une Europe laïcisée et décadente, ne surprennent au bord de la Vistule. La véhémence de discours qui prônaient la nécessité de reconstruire une Europe des nations chrétiennes sur les ruines du moloch de l’Union européenne, ont marqué les agissements des intégristes catholiques et de l’extrême droite polonaise tout au long du processus d’adhésion de la Pologne à l’UE. Désormais canalisé, le courant anti-européen fait partie du paysage politique polonais sans gagner du terrain. Il s’exprime à la marge de la société, dont l’immense majorité, y compris les partisans du conservateur Droit et Justice, est à mille lieux de contester l’appartenance du pays aux structures européennes.

Hypersensible, et à raison, au recours à la symbolique nazie des paramilitaires ukrainiens, Paul Moreira a omis de mentionner — aurait-il ignoré le fait ? —, le vote par le Parlement ukrainien de dites « lois historiques » qui attribuent aux membres de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne, la fameuse UPA, le statut d’anciens combattants, tout en interdisant, sous peine d’amende, la critique de son activité durant la seconde guerre mondiale. C’est d’un bon œil que les Polonais auraient vu le journaliste français bondir sur le sujet. Ils ont pourtant dû se débrouiller seuls pour obtenir des parlementaires ukrainiens la promesse de réformer les lois historiques. À défaut, il aurait été impossible de créer, comme il a été prévu, un forum historique polono-ukrainien pour faire toute la lumière sur les crimes commis par l’UPA sur des civils polonais, lors d’un massacre en Volhynie à l’été 1943. Preuve, s’il en fallait, de la disposition au dialogue du président Porochenko, à qui il vaudrait mieux prêter main forte que de critiquer sa tiédeur dans la tâche de régulariser le problème des groupes paramilitaires. L’enfer est pavé de bonnes intentions et, malheureusement, Paul Moreira n’a pas su ne pas tomber dans le piège de son propre angélisme anti-américain. Visiblement pas assez bien informé pour faire un documentaire réellement dérangeant, il s’est contenté de présenter un montage maladroit d’images qui ne choquent, dans notre partie de l’Europe, que les envoyés spéciaux étrangers. Il reste à féliciter les médias polonais, qui ont fait montre d’une indifférence louable à l’endroit d’« Ukraine : les masques de la révolution ». Dommage que les Ukrainiens n’aient pas eu la même sagesse, bataillant vainement pour interdire le film, ce qui ne manquera pas d’alimenter, en Europe de l’Ouest, les thèses conspirationnistes les plus folles.



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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