La première phase de la guerre d’Ukraine s’est achevée avec l’échec de la prise de Kiev par les Russes et la chute de Marioupol. L’armée russe s’est maintenant recentrée, au moins à court terme, sur des objectifs plus réalistes : la conquête de la portion du Donbass sous contrôle ukrainien. La guerre semble avoir aussi changé de nature : au début des hostilités, le conflit se présentait comme une « guerre de choix » pour un pouvoir russe qui avait manifestement sous-estimé le sentiment national ukrainien et surestimé les performances de son outil militaire, et comme une guerre aux enjeux proprement existentiels pour les Ukrainiens. On aurait donc pu penser que les difficultés de l’armée russe conduiraient soit à une crise politique à Moscou soit à une solution négociée. Or paradoxalement, c’est une tout autre évolution qui se profile. La population russe semble de plus en plus se rallier sinon avec enthousiasme, du moins de raison, aux décisions de ses élites politico-militaires. On invoque la propagande d’État et la pénalisation de l’opposition à « l’opération spéciale » ou encore la crainte d’un retour au chaos des années 90 en cas de défaite. Ces explications restent néanmoins insuffisantes.
Les pays occidentaux, en cherchant une victoire militaire ukrainienne sur le terrain plutôt qu’une solution négociée, semblent en effet avoir transformé les enjeux symboliques du conflit en réveillant ce que Nicolas Berdiaev voyait comme la dimension eschatologique sommeillant dans l’âme russe. Dans L’Idée Russe, ce dernier soulignait le fait qu’ « en Occident, la civilisation, parvenue à un très haut degré, étouffe de plus en plus toute conscience eschatologique », cette atrophie lui apparaissant à peu près complète dans un pays comme la France. Au contraire, « après le peuple juif », ce serait « le peuple russe » qui aurait « le mieux assimilé l’idée messianique ». « Par sa nature métaphysique et sa vocation dans le monde », il serait « le peuple de la fin » et Berdiaev d’ajouter que « l’Apocalypse a toujours joué un grand rôle aussi bien dans nos couches populaires que dans les milieux cultivés, parmi nos écrivains et nos penseurs ». Dans un passage aux accents qui semblent aujourd’hui prophétiques, le grand philosophe russe mettait aussi en garde ses contemporains contre une tentation, celle de laisser « l’idée messianique russe, cette idée pure du Royaume de Dieu, du royaume de justice » être « gâchée par l’idée impérialiste de volonté de puissance. »
La croyance en une « destinée manifeste » de la Russie traverse toute l’histoire de ce pays, depuis les écrits du moine Philothée sur la Troisième Rome jusqu’au Bolchévisme, en passant par la réflexion des slavophiles sur l’arriération « providentielle » de la Russie. Aujourd’hui, on retrouve cette thématique chez le penseur néo-Eurasianiste Alexandre Douguine. Reprenant la doctrine des cycles de l’école de la Tradition mais aussi certaines intuitions d’Heidegger, il voit dans l’Occident la terre du crépuscule et de l’oubli de l’Être où toutes les grandes questions existentielles sont occultées par les valeurs marchandes et le règne de la technique. La Russie au contraire, qui n’aurait pas complètement perdu le contact avec les puissances du chaos originaire et ce malgré une modernisation superficielle, aurait vocation à être le lieu d’un nouvel avènement (Ereignis), d’un retour de l’Être que le dernier Heidegger appelait de ses vœux. Chez Douguine, l’eschatologie philosophique de Heidegger rejoint les prophéties chrétiennes sur l’Armageddon et le dernier Antéchrist dont la société postmoderne serait la préfiguration. La Russie et plus particulièrement son président, Vladimir Poutine, seraient investis d’une mission de Katechon : le concept remonte à Saint Paul et désigne chez Carl Schmitt des figures historiques dont l’action retarde le triomphe des forces de ténèbres qui doivent précipiter les évènements de la fin.
Jusqu’à la guerre d’Ukraine, on pouvait être tenté d’écarter d’un revers de la main de telles spéculations si peu en phase avec l’air du temps, presque inintelligibles pour les hommes et les femmes « déconstruits » de la postmodernité. Le déclenchement d’un conflit que Douguine annonçait de longue date, nous interdit pourtant une telle désinvolture et ce, d’autant plus que les hostilités en plus de prendre la tournure d’une guerre de proxy menée par les puissances de la mer contre la puissance tellurique russe s’apparentent de plus en plus à une confrontation entre deux « théologies politiques ».
Du côté russe, la portée « métaphysique » du conflit a été reconnue par le patriarche Kirill lui-même, dans un discours qui a horrifié les médias occidentaux. A l’occasion de son homélie pour la fête de la Saint Jean, ce dernier s’en est pris à l’Occident décadent et nihiliste et n’a pas hésité à déclarer, sur un ton qui rappelle les passages les plus flamboyants de Donoso Cortès, que « ce qui se passe aujourd’hui dans la sphère des relations internationales ne relève pas uniquement de la politique », qu’il en va « du Salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur, qui vient dans le monde en tant que Juge et Créateur de la création ».[1]
On pourrait croire que l’Occident postchrétien serait immunisé contre toute forme d’eschatologie politique mais, comme l’a montré un auteur comme Eric Voegelin, la sécularisation a paradoxalement favorisé l’émergence de ce qu’il appelait des « religions-ersatz ». Communisme, fascisme mais aussi libéralisme sont traversés par une tension eschatologique, un désir de donner un sens global à l’histoire humaine. La « religion des droits de l’homme », révisée au besoin par ces idéologies du ressentiment que sont le wokisme et le racialisme, est fondée sur cette idée que l’ordre libéral exprimerait la véritable essence de la nature humaine et que toute la marche de l’histoire doit conduire tôt ou tard au triomphe des valeurs de l’émancipation, à la victoire des « démiurges » sur les « jardiniers », pour reprendre une métaphore de Chantal Delsol. Tous ceux qui s’opposent à cette marche triomphale du « Bien » doivent être rééduqués voire éradiqués selon une logique de la déshumanisation de l’ennemi dont Carl Schmitt et plus tard Alain de Benoist avaient mis en lumière les mécanismes et qui aujourd’hui vise la Russie, son peuple et sa culture. Ces mêmes Occidentaux qui ont mis à feu et à sang le Moyen-Orient n’hésitent pas à pousser dans ses derniers retranchements une puissance nucléaire se battant sur un territoire qu’elle considère (à tort ou à raison) comme vital pour sa survie. Le choc de ces deux eschatologies politiques pourrait conduire à un conflit plus large qui achèverait le processus amorcé il y a un peu plus d’un siècle d’éclipse de l’Europe.
Heureusement le pire n’est jamais certain, mais cette guerre, dont les enjeux dépassent de très loin le simple théâtre militaire et dont les répercussions énergétiques et monétaires semblent chaque jour plus évidentes, illustre aussi un retour des conflits idéologiques que peu d’observateurs avaient anticipé. Francis Fukuyama et Samuel Huntington semblaient pourtant s’entendre sur le fait que l’ère des affrontements idéologiques était révolue, le premier prophétisant le triomphe de l’idéologie sortie victorieuse de la seconde guerre mondiale et de la guerre froide et le second un choc des civilisations. Or paradoxalement, la guerre d’Ukraine, en plus d’avoir remis sur le devant de la scène des grilles de lecture géopolitique (Eurasie, heartland, rimland etc.) montre la persistance de conflits portant sur ce que les postmodernistes appelaient dédaigneusement des « grands récits » sur la nature humaine et l’ordre juste dans la cité. Ces conflits se jouent d’ailleurs des lignes de fracture civilisationnelles comme le montre le fait que la Russie orthodoxe, en plus de compter dans ses rangs des troupes d’élite musulmane tchétchène, bénéficie du soutien tacite de la Chine et de la neutralité bienveillante de l’Inde et d’une bonne partie des pays du Moyen-Orient. Faut-il y voir les prémisses d’une nouvelle « Sainte Alliance », d’une coalition des puissances conservatrices de la terre contre tout ce qui dans l’Occident postmoderne œuvre au déracinement, à la liquidation de ce qui donne un sens à l’existence humaine (culture, religion, tradition et identité) ? S’il y a en tout cas une seule idée à retenir de toute l’œuvre de Douguine, c’est que la guerre des idées se traduit aussi dans la géopolitique. Tant que l’Occident sécularisé dominait le système international, l’Europe et les Etats-Unis formaient la seule matrice possible des grandes idéologiques politiques. C’est pour cela d’ailleurs que les vrais adeptes de la contre-révolution, les théocrates dans la lignée de Joseph de Maistre et de Donoso Cortès, ont perdu presque toutes les batailles depuis plus deux siècles. La désoccidentalisation du monde rouvre le champ des idées politiques et nous fait basculer dans un monde inconnu, peuplé de nouveaux dieux mais aussi de dieux anciens que nous avions cru chassés par les Lumières.
Au moment où la France sort d’une campagne où les enjeux civilisationnels ont été systématiquement occultés par les polémiques insignifiantes, un déluge de proportion biblique se prépare peut-être à nos portes, annonçant un nouveau nomos de la terre.
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[1] Traduction de Jean-Benoît Poulle, publiée sous le titre de « La Guerre Sainte de Poutine » [https://legrandcontinent.eu/fr/2022/03/07/la-guerre-sainte-de-poutine/]. Si le Vatican a condamné cet alignement de l’Église russe sur les objectifs du Kremlin, la décision surprise du Pape François de consacrer la Russie et l’Ukraine au Cœur Immaculée de Marie, par-delà la manœuvre à destination des traditionnalistes, montre que la Papauté voit aussi dans cette guerre un conflit spirituel.
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