Dans la crise ukrainienne, si Angela Merkel a haussé le ton contre Vladimir Poutine, elle l’a fait presque à contre-cœur. Une majorité de son opinion publique est sceptique sur l’efficacité des sanctions économiques. Au sein du SPD, son allié dans la « grande coalition », beaucoup pensent que l’Allemagne ne doit pas rompre avec Moscou. Et cette opinion est partagée par les milieux industriels et le patronat. L’Allemagne n’est donc pas aux avant- postes des va-t-en-guerre. Tout simplement parce que la montée des tensions entre Russes et Occidentaux et le climat de guerre froide qui s’installe vont à l’encontre de ses intérêts géostratégiques.
C’est que l’Allemagne et la Russie ont le même talon d’Achille : l’énergie. La première est dépendante de la seconde et inversement. Toutes deux se tiennent par la barbichette. Gerhard Schröder, qui avait choisi l’alliance avec la Russie en privilégiant les importations de gaz, a été la cheville ouvrière, aux côtés de Gazprom, du nouveau gazoduc Nord Stream, qui double les gazoducs existants qui traversent l’Ukraine.[access capability= »lire_inedits »]
Le quart de la production de Gazprom est acheté par l’Allemagne, ce qui représente 30 % de la consommation d’énergie allemande, contre 35 % pour le pétrole. Ces achats sont compensés par les ventes de matériels à la Russie, dont l’Allemagne est le troisième partenaire commercial. On ne compte pas moins de 6 000 sociétés allemandes actives sur le marché russe. Mais ce n’est pas tout. La Chine, la Russie, le Kazakhstan et l’Allemagne ont réactivé la « route de la soie » pour l’acheminement des marchandises, par chemin de fer, entre la Chine et l’Europe. Un moyen de transport plus rapide et moins coûteux que la voie maritime, dès lors que certaines usines chinoises se délocalisent dans le centre du pays afin d’utiliser une main-d’œuvre d’origine paysanne moins chère que dans les zones côtières. Pour la Chine, qui souhaite que son commerce avec l’Europe ne dépende plus seulement de la voie maritime, au moment où les tensions avec le Japon et les États-Unis se font plus vives, ce redéploiement est donc aussi géostratégique. En même temps, Pékin se rapproche de Moscou et du Kazakhstan, en devenant progressivement l’un de leurs acheteurs privilégiés de gaz, de pétrole et de matières premières. Ce qui doit permettre à Moscou et à Gazprom d’être moins dépendants du marché européen. Quant à l’Allemagne, ses industriels peuvent poursuivre leurs relations privilégiées avec la Chine tout en équipant les nouvelles voies de chemin de fer.
Angela Merkel, cependant, est loin d’être aussi russophile que Gerhard Schröder et le SPD. Elle n’est pas loin de détester Vladimir Poutine, qu’elle connaît bien. Mais les liens entre l’industrie allemande et la Russie sont tels qu’il n’est pas possible de rebasculer d’un coup toute la géopolitique allemande et sa politique énergétique.
En bonne mercantiliste, elle veut être au mieux avec ses principaux clients : les États-Unis, où l’Allemagne fait de remarquables excédents, et la Chine qui représente à terme un marché considérable. Quant à la Russie, elle est un mal nécessaire dès lors qu’elle a encore besoin de son gaz et qu’une partie de son commerce avec la Chine va transiter par son territoire.
Consciente de la dépendance énergétique de son pays, Angela Merkel avait fait le pari de se passer rapidement de l’électricité nucléaire tout en réduisant peu à peu sa dépendance à l’égard du gaz russe. Comment ? En misant sur les énergies renouvelables qui représentent déjà 23 % de la consommation d’énergie en Allemagne, pourcentage qui doit grimper à 40 % en 2020. Mais ce choix se révèle un fiasco financier. Les subventions massives à ces nouveaux secteurs coûtent cher aux finances publiques, pèsent sur les comptes des grands énergéticiens et font du kilowatt/heure allemand l’un des plus chers d’Europe. Certains n’hésitent plus à dire que la facture du choix en faveur des énergies renouvelables sera bien plus élevée que celle de la réunification. Entre 500 et 1000 milliards d’euros à l’horizon 2020. Ce sont les ménages qui paient l’essentiel du surcoût mais cette énergie chère commence également à peser sur la compétitivité des industriels allemands.
Comment sortir de ce squeeze énergétique ? Dans l’immédiat, en remettant au goût du jour le bon vieux charbon qui aura été, en 2013, la première source de production d’électricité outre- Rhin. Ce qui suppose de réactiver les mines sur le sol allemand – tant pis pour les émissions de CO2. Mais Merkel dispose également d’un autre joker : le gaz américain. En 2011, l’Amérique a changé radicalement sa politique énergétique, avec plusieurs objectifs : réduire sa dépendance au pétrole importé, notamment du Proche-Orient ; offrir aux entreprises américaines une énergie bon marché pour améliorer leur compétitivité ; passer d’importateur à exportateur de gaz et de pétrole. Un basculement complet, rendu possible par les nouvelles technologies de forage notamment pour le pétrole et le gaz de schiste – donc par la mise sous le boisseau des réglementations environnementales trop contraignantes. Pendant près d’un quart de siècle, les Américains ont systématiquement délocalisé les activités minières et pétrochimiques polluantes dans le tiers-monde. Lawrence Summers, à l’époque un économiste en vue du FMI, qui sera par la suite secrétaire au Trésor de Bill Clinton puis conseiller d’Obama, avait même théorisé cette démarche. Cette nouvelle stratégie a déjà fait des États-Unis le premier producteur mondial de gaz depuis 2013 ; ils le deviendront en 2015 pour le pétrole et, en 2020, ils auront acquis une totale indépendance énergétique. Autant dire que l’énergie est devenue un pilier de leur politique économique et un instrument essentiel de leur politique étrangère. Fin 2011, Hillary Clinton, qui était encore à la tête du département d’État et pensait déjà à l’élection présidentielle de 2016, a créé un nouveau Bureau des ressources énergétiques, dont la direction a été confiée à Carlos Pascual, ancien ambassadeur américain à… Kiev. Sa mission : faire en sorte que les États-Unis « deviennent le chef de file de ceux qui façonneront l’avenir énergétique mondial ».
Pour le moment, cependant, les États-Unis, peu soucieux de renoncer à un avantage compétitif pour leurs entreprises, n’envisagent pas d’exporter ces gaz de schiste, à moins d’obtenir en échange des concessions très importantes des Européens sur d’autres secteurs dans le cadre du futur Traité transatlantique. Voilà pourquoi Angela Merkel pousse, depuis le début, à la conclusion de ce traité, qui non seulement sera bénéfique à ses grands industriels, notamment dans l’automobile, mais lui permettra aussi, à terme, de réorienter progressivement ses achats de gaz de la Russie vers les États-Unis, en payant moins cher. Pour Washington, la carte énergétique est aussi le moyen d’affaiblir une Russie dont 50 % des ressources budgétaires proviennent des ventes d’hydrocarbures, essentiellement vers l’Europe, marché de 50 milliards de dollars pour Gazprom.
Cette offensive américaine sur le gaz n’est pas passée inaperçue à Moscou. Vladimir Poutine, qui n’ignore rien des arrière-pensées allemandes, sait que le marché européen pourrait cesser d’être un eldorado pour Gazprom. D’où le redéploiement vers la Chine qu’il a engagé. Reste qu’on ne change pas de politique énergétique par décret. Tout cela prend du temps. En réalité, la crise ukrainienne a pris tout le monde de court. Et elle exacerbe des tensions latentes que la Russie, et encore moins l’Allemagne, n’avaient intérêt à aviver.[/access]
*Photo : Petr Eret/AP/SIPA. AP21256092_000004.
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