Parmi les mauvaises surprise que la guerre contre l’Ukraine a réservées aux Russes, il y a celle du peu de précision et de fiabilité de leurs missiles. Cela n’a pas échappé aux pays qui achètent des armements russes.
Que se passe-t-il avec la Russie ? Pourquoi ses forces armées utilisent-elles autant de missiles sol-air contre des cibles terrestres ? La réponse est simple : la Russie souffre d’une crise importante dans le domaine des munitions de précision. Un premier groupe d’engins de ce type comprend des munitions lancées par avions de chasse et guidées vers leur cible par l’avion lanceur, par drone ou commandos qui « illuminent » la cible avec une source laser par exemple. On peut ainsi utiliser des bombes aériennes standardisées (250/500/1000 kg) sur lesquelles on installe un « kit » comprenant tête de guidage et ailerons, transformant une bombe « stupide » en bombe « intelligente » pour pas trop cher. Le problème est que pour cela, il faut bénéficier d’une maitrise des airs, ce qui n’est pas le cas de la VKS, l’armée de l’air et de l’espace de la Russie. La deuxième option est les engins tirés de loin.
Depuis les années 1980-1990, la précision des missiles et autre munitions est l’alpha et l’oméga de la guerre. La capacité de frapper l’infrastructure ennemie loin derrière les lignes de front remplace la nécessité d’envoyer des forces terrestres pénétrer les défenses ennemies pour atteindre ces mêmes cibles. Si ce principe n’est pas neuf – il a été établi déjà pendant les années 1920 quand l’avion bombardier était mis au point – les munitions de précision permettent de le faire sans engager des plateformes pilotées par l’homme et surtout avec très peu de munitions ! Quand on parle de précision, de quoi parlons-nous ? La précision des armements est mesurée en ECP (erreur circulaire probable), c’est-à-dire le rayon du cercle à l’intérieur duquel explosent X% des projectiles lancés (un missile sol-sol, air-sol, ou mer-sol ou même artillerie). Normalement quand la valeur n’est pas mentionnée, il s’agit d’ECP à 50 %. Ainsi, par exemple, si l’ECP est de 10 mètres, cela signifie que l’erreur entre la cible et l’impact de la munition est inférieure à 10 mètres dans 50 % des cas. Un bombardier américain de la Seconde Guerre mondiale avait en moyen un CEP de plus de 300 mètres, tandis que le Tomahawk (missile de croisière américain opérationnelle depuis 1983) a un CEP de 10 mètres ! Avec une charge explosive de plus de 400 kg on voit immédiatement l’économie réalisée en passant d’un « tapis de bombes » lancé par plusieurs B-17 et une petite rafale de Tomahawk. Même au prix de plus d’un million de dollars l’unité, c’est une excellente affaire.
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La deuxième famille regroupe les missiles de croisière lancés à partir de plateformes maritimes (navires et sous-marins), dont le plus connu est le 3M-54 Kalibr. Il s’agit d’un missile qui peut atteindre 2 000 km et plus encore. Il se dirige vers sa cible par un système de navigation inertielle (inertial navigation system, INS), une technique utilisant des capteurs d’accélération et de rotation afin de déterminer le mouvement absolu d’un objet mouvant (avion, missile, sous-marin) et donc, à partir d’un point de lancement connu, calcule l’éloignement de ce point et peut donc donner à chaque instant le lieu exact de l’objet. C’est un système moins précis car il ne permet pas de corrections et l’erreur initiale entraine un écart avec la cible en proportion de la distance (plus la cible est loin, plus les petites erreurs entrainent un gros écart au moment de l’impact). Dans ce cas concret, cela donne un ECP de quelques 50 mètres. Cette précision est suffisante lorsqu’il s’agit d’une cible comme un dépôt de carburant, une centrale électrique ou une concentration militaire importante d’hommes et de matériel.
La troisième famille est la plus connue : les missiles sol-sol issus du Scud. Le plus performant est l’Iskandar K720 qui peut toucher une cible à 500 km avec ECP de 5 (!) mètres. Cette famille est différentes des deux précédentes car il s’agit de missiles à trajectoire balistique et non pas de croisière : ils sont lancés vers le ciel et suivent une trajectoire montante puis descendante vers la cible (comme un ballon de basket lancé vers le panier). Cette trajectoire leur donne une vitesse vertigineuse dans la phase descendante et donc une énergie cinétique importante pour compléter la puissance destructrice de leur charge explosive.
Le problème est que tout cela est vrai en théorie. Mais, dans la réalité, ces systèmes d’armement russes fonctionnent très mal. Les Ukrainiens arrivent à abattre une grande partie des missiles de croisière, et plus généralement une partie importante des missiles subissent des pannes : lancement avorté, sortie de trajectoire et charges explosives qui n’explosent pas à l’impact. Ainsi, pour réussir à délivrer 1kg d’explosif sur une cible, il faut lancer encore plus d’engins que ne l’exige la simple ECP théorique calculée à l’usine. Cet échec à lui seul nous apprend beaucoup sur les Russes. Tout d’abord, quant aux talents de leurs scientifiques et ingénieurs qui conçoivent des systèmes ingénieux avec beaucoup moins de moyens que leurs collègues américains ou européens. Mais pour le reste c’est moins glorieux. Et à Moscou ils auraient pu s’en douter bien avant le lancement de l’offensive, le 24 février 2022.
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L’anecdote est croustillante. Dans un entretien donné en février 2021 par Serge Sarkissian, ancien président de l’Arménie, cet opposant notoire de l’actuel premier ministre, Nikol Pashinian, s’est interrogé, commentant la défaite militaire contre l’Azerbaïdjan : pourquoi les forces arméniennes n’avaient pas utilisé leurs missiles balistiques Iskander de fabrication russe ? Et puisqu’il a plus ou moins insinué que Pashinian aurait souhaité la victoire de Bakou, celui-ci lui a répondu que la raison était… le manque de fiabilité des Iskander, n’ayant « explosé que dans 10% des cas ». À cet échange s’est invité le général Tigran Khatchatrian, chef d’état-major adjoint des forces arméniennes. Pour ce très haut gradé, les propos du Premier ministre étaient « ridicules » et risquaient même d’agacer les Russes. Pour toute réponse Pashinian a limogé le général insolent provoquant une crise politique : Cedant arma togae (les militaires doivent céder aux civils) !
À Moscou, la remise en cause des missiles Iskander n’est pas passée… Ainsi, le ministère russe de la Défense a fait une mise au point déclarant avoir « pris connaissance, avec étonnement, de la déclaration du Premier ministre Nikol Pachinian ». « D’après les informations objectives et fiables, expliquaient les Russes, aucun des missiles de ce type n’a été utilisé pendant le conflit du Haut-Karabakh ». Une affirmation rapidement contredite par des déclarations des militaires arméniens dont le général Hakobyan, contrôleur général des forces armées de son pays. En outre, au moins un tir du missile russe par les forces arméniennes a été documenté par des sources ouvertes. Et c’est ainsi qu’une alerte sérieuse a été ignorée sans qu’aucun contre-pouvoir (medias, Douma) ne puisse mettre son nez dedans.
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Et si on va un peu plus loin, on apprend que les Russes ne savent pas mettre en place de processus rigoureux de développement et de vérification de qualité. Autrement dit, leurs missiles n’ont pas été correctement développés et avaient été mal testés. Trop d’à peu près, trop de mensonges et de dissimilations sans parler de corruption. Tout cela ne se voit pas si les systèmes d’armement sont utilisés dans des « guerres » sans ennemi comme en Syrie. Mais quand, en face, se trouve un adversaire digne de ce nom, on ne peut plus raconter d’histoires. Ainsi, à la très longue série de surprises désagréables, les dirigeants russes ont dû ajouter celle de découvrir que leurs systèmes d’armes de précision sont moins précis et moins fiables que prévus. Et c’est pour cette raison qu’ils se trouvent aujourd’hui à tirer des S-300 anti-aériens et des KH22 anti-navires contre des centrales et des dépôts de carburants avec des dégâts collatéraux énormes pour la population civile.
Dans la guerre de précision, les Ukrainiens, soutenus par les Etats-Unis et l’OTAN, se révèlent bien supérieurs aux Russes dont la réponse pour le moment est de changer de terrain : faire en sorte que la qualité cède devant la quantité.
Sauf que cette stratégie a un prix et pas le moindre : les grands clients de leur industrie d’armement regardent et prennent des notes. Et les premiers résultats sont visibles : en 2022 les exportations russes d’armements vont atteindre le 11 milliards de dollars, 26% de moins qu’en 2021 et 40% de moins qu’en 2020.