Diabolisation des agents « fascistoïdes » de l’étranger à la télévision russe, sacralisation des héros spontanés de la liberté sur les chaînes européennes : le manichéisme est sans surprise, de même que l’émotion devant les morts, toujours utile aux idéologies. Mythifiées par l’instantanéité de l’information en continu, les images du Maïdan raniment la commotion de 1989 pour les uns, l’exaltation de 1789 pour les autres. Vu de Moscou, deux décennies et demie après la chute du Mur, les diplomaties de l’Ouest continue- raient leur guerre souterraine en vue de la dissolution définitive de l’Union soviétique. Vu de Paris, deux siècles et un quart après la prise de la Bastille, les peuples de l’Est manifesteraient non moins définitivement leur aspiration démocratique à intégrer l’Union européenne. Cet affrontement obligerait ainsi chacun à trancher, le temps d’un reportage, l’éternel dilemme entre l’éthique de responsabilité et de conviction. Cependant, l’Histoire ne se répète pas, elle se poursuit.[access capability= »lire_inedits »]
Qui veut comprendre l’actuelle crise ukrainienne doit remonter plus loin que l’époque contemporaine ou les temps modernes pour ressaisir le destin d’une nation mouvante dès ses origines et régulièrement empêchée depuis. L’Ukraine, comme l’indique la racine kraj, est une zone-frontière qui a pris la dimension d’un pays. Elle naît au IXe siècle avec la scission entre les deux Europe, occidentale et orientale, dont la dispute sur l’héritage de Rome, Athènes et Jérusalem, cause une ligne de fracture continentale courant de Riga à Split. C’est sur cette ligne que s’affronteront les missions carolingienne et byzantine, les Églises latine et grecque, les empires centraux et périphériques, ainsi que les diverses coalitions qui, à la suite de l’aventure napoléonienne, susciteront les deux guerres mondiales. C’est cette ligne que voudront éradiquer les totalitarismes nazi et communiste. C’est autour de cette ligne que s’agrégeront la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie avant de se désagréger face à l’impossibilité de la surmonter. Or, cette ligne traverse l’Ukraine en son centre, la désignant comme un champ crucial d’influence, la condamnant du même coup à l’instabilité et l’exposant au risque de la partition.
L’Histoire a voulu que l’Ukraine soit divisée par la ligne de fracture qui sépare, depuis le IXe siècle, les deux Europe, occidentale et orientale. Écartelée encore aujourd’hui entre l’Europe de Merkel et la Russie de Poutine, elle ne pourra éviter l’éclatement qu’à travers une solution fédérale.
Le mouvement de balancier est incessant au cours des siècles. L’adoption du christianisme venu de Constantinople, l’invasion tatare, la création d’une entité cosaque, l’incursion ottomane, l’annexion par la Russie font de Kiev un Orient ; l’occupation polonaise et lituanienne, le ralliement d’une partie du clergé à Rome, le romantisme révolutionnaire et la vitalité de minorités telles que, jadis, la communauté juive en font un Occident. Le rêve répété de l’in- dépendance, sans cesse miné à l’intérieur par des féodalités fragmentées ou des révoltes populaires, menacé à l’extérieur par des voisins prédateurs, cristallise ainsi un nationalisme exacerbé par la conscience d’un territoire accordéon et d’une identité composite, si ce n’est contradictoire. Ce balancement détermine le partage entre l’Est et l’Ouest du pays qui, en leurs confins, forment respectivement un bastion orthodoxe, majoritairement russophone, autour de Donetsk, cité industrielle, et un bastion catholique de rite byzantin, purement ukrainophone, autour de Lviv, ville universitaire. Le contentieux se nourrit de mémoires antagoniques où alternent les conversions forcées et les coercitions linguistiques. Jusqu’aux pires tragédies sont ferments de discorde. Ainsi, de la terrible décennie 1933-1943, l’Est veut se souvenir qu’il a subi de plein fouet la grande famine organisée par Staline alors que l’Ouest veut oublier qu’il a fourni des troupes à Hitler. Ce clivage se retrouve dans la présente carte électorale, où le conservatisme tourné vers Moscou domine à l’Est et le progressisme tourné vers Bruxelles à l’Ouest. Il imprègne les autres régions, hante la capitale et en fait, comme en 2001, 2004, 2011, l’otage de forces centrifuges.
Le spectre rémanent de la division ne va pas sans provoquer, en retour, un fort consensus sur l’interdit du divorce. Comme le montrent les 90,5 % de « oui » lors du référendum de 1991 sur l’indépendance, il existe indéniablement un peuple ukrainien, légitimement fier de sa langue et de sa culture. Le problème tient plutôt à la forme de constitution politique qu’il s’est choisie, dans le droit-fil des réveils patriotiques du XIXe siècle, à savoir celle de l’État-nation. Or, l’Ukraine, longtemps brimée, n’a jamais accédé à l’universalité que par voie de médiation. Par le passé, la Russie a prévalu, de l’assomption tsariste du berceau de la chrétienté slave à l’octroi soviétique d’un siège à l’ONU, sans oublier l’écho donné aux arts et lettres ukrainiens. La renationalisation récente, cocasse si elle n’était pathétique, de Nicolas Gogol en Mykola Hohol marque le délitement d’un lien multi- séculaire désormais systématique- ment reconstruit en une vaste chronique de l’oppression. D’où la tentation de donner un coup de barre à l’op- posé, du côté de l’Europe, mais dans le but paradoxal de garantir l’avenir en renforçant le sentiment national.
S’instaure par là un double effet, dissymétrique, de miroir symbolique. La Russie de Poutine, pourtant moins anarchiquement arbitraire et corrompue que l’Ukraine en raison de la concentration autoritaire du pouvoir, autrement riche surtout, représente l’agonie. L’Europe de Merkel, qui est sans doute celle de l’État de droit et des droits de l’homme, mais plus sûrement encore celle de l’abondance, la survie − même si la Grèce, si proche, devrait incliner les Ukrainiens à la circonspection. Ces deux pôles sont avant tout des métaphores du déni, compréhensible, d’un intolérable présent. Lequel ? Celui d’un pays livré à la faillite économique, scindé en deux blocs électoraux soumis à l’arbitrage opportuniste du vote des Tatars de Crimée, régenté par des clans mafieux qui pillent les maigres ressources locales et se renvoient tour à tour dans les mêmes geôles au gré des mouvements fluctuants d’opinion, vidé de ses habitants devenus les premiers travailleurs clandestins bon marché de l’espace Schengen. Au regard de ce sentiment d’asphyxie qui est la face cachée de tout revivalisme nationaliste, comment se distribueront demain les acteurs ? Comment l’intelligentsia de Kiev, la seule mouvance sincère, se débrouillera-t-elle des miliciens néonazis qui ont joué la stratégie de la tension pour empêcher un règlement concerté ? Comment les activistes du Maïdan, mêlant vétérans de l’Afghanistan, prêtres et rabbins engagés, fondamentalistes musulmans, théoriciennes féministes et militants gays, pourront-ils pérenniser l’union sacrée ? Comment savoir si l’appareil militaire et policier, également extrémiste et comploteur, qui a lâché Ianoukovitch, ne finira pas par lâcher son double inversé, Ioulia Timochenko ? Comment la solution d’une fédération ne s’imposera-t-elle pas afin de réduire le danger de la partition, quitte à incidemment la préparer ? Comment l’Union européenne qui a, en dehors de ses frontières, soutenu la rue contre la légalité, s’expliquera-t-elle de ce choix au sein de ses frontières ? La seule certitude est que Poutine a anticipé ce revers en faisant basculer le centre de gravité de la diplomatie russe vers l’Asie et le Pacifique par le lancement, avec Pékin, de l’Eurasets, l’Union eurasiatique. Le projet peut paraître chimérique. Il semble néanmoins constituer un levier suffisant pour peser, à terme, sur Bruxelles, dont on verra la capacité à soutenir vrai- ment Kiev alors que toute l’attention de Washington se porte sur le Proche- Orient. Morale momentanée de l’histoire : mieux vaut préférer le dur réalisme que commandent les leçons de l’Histoire au lyrisme béat que propagent les médias.[/access]
*Photo: Soleil
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