Au moment où le front se réveille, certains pensent déjà à un cadre politique et sécuritaire satisfaisant pour les Ukrainiens, dans un conflit qui semble malheureusement s’inscrire dans la durée. Analyse.
Au moment où les forces ukrainiennes semblent passer de la phase de préparation à la phase d’exécution d’une manœuvre terrestre importante – connue sous le nom médiatique de « contre-offensive » -, les éléments permettant d’envisager la suite du conflit commencent à se dégager.
Le premier élément est la dimension militaire du conflit. Il est sans doute trop tôt pour connaître les résultats tactiques – en termes de dégâts et pertes infligés à l’ennemi et territoires occupés repris – d’une opération à peine lancée. Cependant, il est déjà acquis que la Russie n’a non seulement pas les moyens de battre l’armée ukrainienne, mais qu’elle aura également beaucoup de mal à maintenir son contrôle sur des territoires pris entre fin février et fin juin 2022 dans le Donbass, Zaporijjia et même en Crimée. Pire encore, même si ses forces arrivent à garder certains de ces territoires sous son contrôle, la Russie risque de ne pas réussir l’intégration dans la fédération russe et la restauration d’une vie normale dans ces régions sans l’accord de l’Ukraine. En cela, la période 2014-2022 doit servir d’exemple en prenant en compte bien entendu les multiples nouvelles capacités militaires acquises par l’Ukraine depuis l’invasion russe.
Les perspectives sinistres de Medvedev
Mais si la Russie n’a pas les moyens de gagner les batailles, elle peut faire durer le conflit très longtemps et empêcher ou au moins rendre la reconstruction de l’Ukraine chère et compliquée. Car qui va investir dans une infrastructure ou des moyens de production menacés par une attaque russe ? Cela ne veut pas dire qu’à la fin la Russie va forcément gagner. À Moscou on a déjà sous-estimé l’Ukraine, l’OTAN, Biden, Macron et l’Union européenne, et on a également tellement surestimé les capacités de la Russie qu’il serait hasardeux de croire à une quelconque victoire inéluctable. Le scenario annoncé par l’ancien président russe Dimitry Medvedev (« Ce conflit durera très longtemps. Pendant des décennies, probablement. C’est une nouvelle réalité ») est sans doute envisageable mais n’implique pas, comme il semble l’insinuer, qu’à la fin la Russie gagnera.
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Le problème avec le raisonnement russe – et avec de nombreuses analyses géopolitiques – est qu’il sous-estime, quand il ne la néglige pas complétement, la volonté des autres. La Russie a des besoins, une mémoire, une âme, une longue histoire et des droits. Pas ses voisins. Or, tout autour de la Russie actuelle, de la mer baltique à la mer noire et du Sud Caucase à l’Asie centrale, vivent des peuples qui ne croient pas que leur destin soit d’être les marchepieds de l’Empire russe. Il ne s’agit pas ici d’une question de « droit ». On peut même suivre – pour faciliter le débat – les Russes qui qualifient certains des États et des peuples qui les entourent de « complètement artificiels ». Admettons. Le fait est que la Russie est en train de se casser les dents sur l’artificielle Ukraine, et que ce peuple qui n’existe pas fait preuve d’une volonté d’acier. Autre fait du même ordre : la Pologne, ce pays qui a infligé une défaite à l’URSS il y a un siècle. Nous avons donc affaire à des personnes géographiquement et parfois culturellement proches des Russes et qui ont peur d’eux. Tellement que certains ont tout fait pour intégrer l’OTAN. Par ailleurs, la campagne du lobby polonais aux États-Unis a beaucoup pesé sur la politique européenne de la première administration Clinton, notamment en 1993-1994. Sans aller jusqu’à leur attribuer l’ouverture de l’OTAN aux pays de l’Est, cette volonté politique et les moyens qu’elle mobilisait devraient être mieux connus et reconnus. Les États-Unis ne sont pas tout puissants et ne dictent pas leur volonté autant qu’ils l’auraient souhaité, et leurs alliés ne sont pas des larbins anticipant la volonté américaine pour mieux la satisfaire. Et si parfois on a cette impression – comme dans le cas de Victoria Nuland, ses sandwichs et ses cinq milliards de dollars -, c’est parce que de l’autre côté il y avait une volonté qui allait dans le même sens. Sinon ça coûte plus cher et ça marche moins bien (Vietnam, Irak, Afghanistan…).
Convaincre les Ukrainiens de trouver un accord avec Moscou
Malheureusement, vu de Moscou, tous ces faits n’existent pas et on ne voit que des jeux d’influence et des opérations de manipulation. Les différents peuples ne sont que masses téléguidées, pions sur un échiquier.
Dans ce contexte, quelle stratégie à long terme ? L’Ukraine ne peut pas éliminer la Russie comme les alliées l’ont fait avec l’Allemagne et le Japon en 1945. Peu importe la situation au moment où les armes se tairont, il y aura une Russie déterminée à recommencer et, en préparant la grande revanche, à pourrir la situation. Le problème est donc de savoir comment empêcher la Russie de reprendre les hostilités et comment rassurer l’Ukraine ? La meilleure garantie pour la sécurité de l’Ukraine serait son intégration à l’OTAN. Or, avant même de poser la question de savoir si cette option est souhaitable, il faut constater qu’elle n’est pas possible avant plusieurs années. L’Ukraine est en guerre, ses forces et son État ne sont pas prêts et surtout, certains membres y sont farouchement opposés (au moins la Turquie, la Hongrie, l’Allemagne et la France). Si jamais les conditions d’une négociation entre Kiev et Moscou étaient réunies cette année ou en 2024-2025, il faudrait mettre sur la table une autre proposition aussi forte et crédible, mais souple et surtout politiquement possible.
Selon le Washington Post, l’OTAN et les Etats-Unis réfléchissent à la possibilité de proposer à l’Ukraine des accords bilatéraux ou multilatéraux, des pactes de défense mutuelle ou des mémorandums de sécurité. Les accords entre les États-Unis et Israël, en vigueur depuis la signature de la paix avec l’Égypte en 1979, peuvent servir de modèle. Ainsi, les accords proposés à l’Ukraine comprendraient des engagements pluriannuels de financement et d’armement, et aussi des promesses d’assistance en cas d’attaque. Ce genre d’accord pourrait également mettre les relations États-Unis-Ukraine à l’abri des changements politiques éventuels à Washington. Dans le cas israélien, il s’agit d’une série de mémorandums décennaux avec les États-Unis, qui prévoient actuellement une aide à la sécurité de plus de 3 milliards de dollars par an. Une telle stratégie pourrait permettre à l’Ukraine de prendre le risque d’un accord avec la Russie, car elle lui permettrait de mieux se préparer à la prochaine guerre avec elle, la retarder voire l’empêcher par la dissuasion. En même temps, l’Ukraine bénéficierait d’un cadre clair pour construire sa force pendant le « conflit entre deux guerres » qui risque de caractériser ses relations avec son grand voisin de l’Est dans un avenir prochain.