« Quand je serai grand, je serai commissaire européen. Dites-le à vos enfants, il n’y a rien de mieux. On vit confortablement ; on est très grassement payé. On n’est pas élu mais choisi. Et après, on peut dire ou faire n’importe quoi, aucun compte à rendre. » L’insupportable Éric Zemmour continue son travail de démolition des autorités qui nous gouvernent avec une gourmandise qui ne peut qu’aggraver son cas pendable[1. Un quinquennat pour rien, Albin Michel, 2016].
Pour une fois, cependant, il reste en deçà de la vérité. Son propos n’incrimine que l’irresponsabilité ordinaire de commissaires idéologues ou incompétents. Or l’affaire Neelie Kroos, qui s’est étalée à la une des médias le 22 septembre dernier, met au jour un tout autre scandale. Il apparaît que la dame Kroos, qui a exercé deux mandats successifs entre 2004 et 2014, d’abord au titre de commissaire à la concurrence, ensuite à celui de commissaire au numérique, était aussi, entre 2000 et 2009, à la tête d’une société située dans un paradis fiscal des Bahamas. Il s’agit, en termes moraux et juridiques, d’un conflit d’intérêts, d’autant plus sérieux qu’il touche une personnalité dotée d’un immense pouvoir de décision. Dès lors, il est impératif d’examiner les activités de Dame Kroos durant ses fonctions bruxelloises. [access capability= »lire_inedits »]
Neelie Kroes, syndic de liquidation d’Arcelor
Dame Kroos a ouvert la voie à la liquidation du plus grand acteur sidérurgique européen, la société Arcelor qui regroupait des entités françaises, espagnoles, belges et luxembourgeoises. Elle était issue du groupe Usinor Sacilor, nationalisé en 1982, puis modernisé les années suivantes à grand renfort de subventions de l’État français et de plans sociaux (les deux tiers des effectifs avaient été supprimés). Vingt ans plus tard, le groupe Arcelor faisait figure de fleuron de la sidérurgie européenne et mondiale. Spécialisé dans les aciers spéciaux, les plus rentables, il était classé parmi les plus performants, aux côtés du coréen Posco ou du japonais Nippon Steel.
Or, dans le monde néolibéral, l’efficacité, suscitant l’appétit des traders, peut s’avérer plus dangereuse que la médiocrité. La famille Mittal, placée à la tête d’une entreprise de ferraille indienne basée à Londres, guignait Arcelor. Elle lança son raid en 2006, en s’appuyant sur un emprunt massif contracté auparavant. C’est quasiment une règle : le raider table sur le transfert de sa dette sur l’entreprise rachetée à la force du poignet. Mais cette razzia qui ne s’avoue pas comme telle est soumise à l’approbation préalable des autorités de la concurrence. Neelie Kroos eut alors l’occasion de nous donner une saisissante illustration de ce que les traités européens qualifient de « concurrence loyale et non faussée ». Elle autorisa le raid. Mieux encore, elle humilia Dominique de Villepin, le Premier ministre français qui tentait de mettre sur pied une opération de défense d’Arcelor. « Dominique de Villepin défend un canard boiteux. » Comme si un canard boiteux pouvait faire l’objet d’un raid des plus coûteux, par la prime considérable consentie aux anciens actionnaires et par la charge de l’emprunt préalable au rachat. Les canards boiteux ne se rachètent pas à la Bourse, mais au Tribunal de commerce, Mme Kroos !
Que reste-t-il aujourd’hui d’Arcelor, en France, en Espagne, en Belgique et au Luxembourg ?
Mario Monti, syndic de liquidation de Pechiney
Mais Neelie Kroos avait mis ses pas dans ceux de Mario Monti, son prédécesseur qui avait eu à statuer sur le sort de Pechiney. Que de similitudes entre Pechiney et Arcelor ! Pechiney aussi avait été nationalisé, renfloué et restructuré dans les années 1980, sous la houlette de Georges Besse, l’une de futures victimes d’Action directe. Pechiney aussi faisait figure de fleuron dans le domaine de l’aluminium. Le groupe français était même considéré comme le plus productif, disposant du procédé d’électrolyse le plus économique.
C’est précisément après que Jean-Pierre Rodier, son président, eut eu l’imprudence de révéler au public, et surtout à ses actionnaires, que ses ingénieurs venaient de mettre au point ce procédé, que le grand rival canadien Alcan déclencha son raid. Un raid lui aussi financé par un emprunt préalable d’autant plus nécessaire que l’entreprise canadienne était en perte et subventionnée par le gouvernement d’Ottawa ! L’incongruité de la situation ne fit pas obstacle au feu vert du commissaire à la concurrence Mario Monti. Exit Pechiney, racheté paradoxalement par un canard boiteux du Canada. Désormais, l’aéronautique française, grosse consommatrice d’aluminium, s’approvisionne à l’étranger.
La décision de Neelie Kroos, regardant Alcan, était un scandale pour l’esprit. Celle de Mario Monti, un scandale tout court. Dès la fin de son mandat à Bruxelles, le professeur Monti rejoignit, à titre de conseiller, la banque Goldman Sachs qui avait monté le raid et son financement… Éric Zemmour doit comprendre que la fonction de commissaire est grassement payée, mais moins toutefois que ces prébendes auxquelles accèdent les titulaires qui ont bien mérité du marché mondial et de la prospérité des banques d’affaires.
José Manuel Barroso, de Pol Pot à Goldman Sachs, en passant par Bruxelles
Et que dire du camarade Barroso, qui vient lui aussi de rejoindre la banque emblématique de la mondialisation pour l’aider à gérer le Brexit [sic] ? Sa trajectoire défie l’imagination. Étudiant à la Sorbonne, il militait pour les Khmers rouges. Recyclé dans la politique politicienne à l’âge adulte, il parvint à la présidence du Conseil du Portugal alors que celui-ci venait d’intégrer la zone euro. Son grand fait d’armes fut alors d’organiser le sommet des Açores, où il reçut George Bush le fils, Tony Blair, Silvio Berlusconi pour la programmation du débarquement en Irak. Porté ensuite dix années durant à la tête de la Commission européenne, avant d’atterrir, plus tard, chez Goldman Sachs – pour services rendus comme Mario Monti ? –, il eut à gérer les faillites de la zone euro, dont celle de son propre pays accablé par la monnaie unique. Aux côtés du patron de la BCE Mario Draghi, lui-même ancien de Goldman Sachs. Au moins, entre soi, on se comprend.
Les comportements douteux des Kroos, Monti et Barroso ne sont que des symptômes d’un mal plus profond. Les commissaires européens sont avant tout des agents de la mondialisation américaine. Ils souffrent d’une corruption intellectuelle que leur éventuelle corruption financière ne fait que souligner. Leur militantisme en faveur de la mondialisation est la vraie face cachée de l’Europe bruxelloise.
Hubert Védrine appelle à rebattre les cartes de la construction européenne et à cesser la fuite en avant qui tient lieu de stratégie au système. Il espère encore un remaniement positif de l’Europe enlisée. On aimerait savoir si, dans la nouvelle Europe dont il rêve, il y aura encore une commission qui n’est jamais responsable ni coupable. En attendant, Éric Zemmour pourrait nous dire que, si l’Europe va mal, ses serviteurs vont bien, Dieu merci.[/access]
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