Pierre Manent est directeur d’études au centre de recherches politiques Raymond-Aron de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS). On lui doit notamment La raison des nations (2006) et Les métamorphoses de la cité (2010).
CAUSEUR. L’Europe est-elle seulement possible ? À vous lire, on a l’impression que le projet européen était condamné dès le départ…
Pierre Manent. Quand vous ne savez pas ce que vous voulez faire, il est difficile d’y arriver ! L’objectif politique et moral de l’Europe était la réconciliation des nations qui s’étaient tant fait la guerre. Cela fut d’autant plus rapidement acquis que la France et l’Allemagne étaient deux pays vaincus, l’un en 1940, l’autre en 1945. Pour le reste, les Européens n’ont cessé d’espérer découvrir le chemin en marchant…
Ce n’était pas forcément absurde. La sagesse populaire dit bien que « c’est en forgeant qu’on devient forgeron », et que « l’appétit vient en mangeant »…
Si, c’est absurde : [access capability= »lire_inedits »] si l’on veut fonder un corps politique nouveau, qu’on le fonde ! C’est ce que firent les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Sans acte fondateur, sans nation fédératrice, l’entreprise s’est développée dans une ambiguïté délibérée, fomentant une dénationalisation et même une dépolitisation de la vie européenne tout en conservant l’horizon d’un corps politique nouveau qui devait surgir on ne sait comment des entrailles du marché unique. Comme on ne fondait rien, il ne restait plus qu’à étendre le domaine de ce non-empire. Nous ne savons pas qui nous sommes ni qui nous voulons être, mais nous sommes de plus en plus nombreux à ne pas le savoir. C’est, semble-t-il, notre consolation.
L’Union Européenne a tout de même de belles réalisations à son actif : outre la préservation de la paix, des fleurons technologiques comme Airbus, Ariane…
Bien sûr, nous avons fait de belles choses ensemble. Les réussites de l’aéronautique et de l’industrie spatiale que vous mentionnez sont chères au Toulousain que je suis. Notez-le cependant, ces réussites sont nées des efforts communs de quelques nations européennes, à l’initiative de la France. Aujourd’hui, de telles entreprises communes seraient impossibles. L’idéologie européenne s’y opposerait et, d’ailleurs, les nations elles-mêmes sont trop découragées et repliées sur elles-mêmes pour se lancer dans des projets qui réclament beaucoup de confiance en soi, chose qui nous manque le plus.
Qui manque de confiance en soi, l’Europe ou ses nations ?
Les deux ! L’Europe a pris force après la guerre, en même temps que les nations européennes reprenaient vie. Aujourd’hui, l’impuissance de l’Europe est faite de la faiblesse de ses nations. Nos classes politiques feignent de croire que les corps politiques qui s’affaissent sous eux vont finir par se recomposer dans l’Union européenne. La politique européenne est un vain décor. On sait qu’il n’y a rien derrière la façade, mais comme aucun des acteurs politiques importants n’a le cran de le dire, on continue.
Mais dans l’arrière-boutique, les constructeurs de la communauté européenne ne visaient-ils pas, dès le départ, le dépassement des nations ?
À l’origine, l’idée était d’associer les nations, pas de les faire disparaître ! C’est dans les années 1970, bien après le début de la construction européenne, que l’idée même de nation a été mise en accusation. Les mêmes nations qui, en 1945, étaient sorties victorieuses de la barbarie sont apparues de plus en plus comme des auxiliaires de la barbarie. On a réduit le passé de l’Europe aux prodromes et à la préparation du crime, le Vieux Continent se fixant dès lors pour principale tâche d’échapper à son histoire et de se séparer de ses vieilles nations.
Dans cette perspective, l’Europe n’est pas un échec puisqu’elle a affaibli la nation !
Mais délégitimer les nations, c’est ruiner la substance européenne ! Et plus les nations sont affaiblies, moins elles communiquent entre elles. Il n’y a jamais eu aussi peu d’intérêt réciproque entre les nations européennes qu’aujourd’hui. Comment créerait-on du « commun » quand le christianisme, qui est la « chose commune » la plus profonde des nations européennes, est l’ennemi principal de l’idéologie et des institutions européennes ? Jusque dans les années 1960 et 1970, il existait des mouvements d’opinion transeuropéens, comme la démocratie chrétienne ou l’eurocommunisme. Qui s’en souvient ? En même temps, les Européens continuent de vivre dans leurs vieilles nations que la morale européenne officielle réprouve.
Même si chaque pays porte sa croix, la crise de l’euro et des dettes souveraines va peut-être émerger un intérêt supérieur européen…
Comment voulez-vous que la crise fasse surgir une communauté d’intérêts qui n’existe pas ? Entre l’Allemagne et la Grèce, où est l’intérêt commun ? L’euro a lié nos pays beaucoup plus étroitement que nos économies et nos sociétés ne peuvent le supporter. Il a précipité une fragmentation interne que les fondateurs n’auraient pas imaginée. Alors qu’elle devait nous faire basculer dans l’Europe politique, la monnaie unique nous fait renouer avec un grand classique de l’histoire européenne : une Allemagne hégémonique, trop forte pour le « concert européen ».
Il y a un succès qu’on ne peut pas enlever à l’Europe, c’est d’avoir sorti le Portugal, l’Espagne et la Grèce de la dictature. Admettez-vous que le bilan démocratique de l’UE est globalement positif ?
La perspective de rejoindre l’Europe a certainement joué un rôle positif dans la trajectoire des pays libérés de la dictature. Mais n’exagérons rien : cela fait longtemps que les pays européens se regardent les uns les autres et, éventuellement, s’imitent ! Au XVIIIe siècle, les Français en quête d’institutions libérales regardaient vers l’Angleterre.
Si l’on veut transformer l’union européenne en corps politique démocratique, il faudrait peut-être miser sur la bureaucratie européenne. Cette classe mondialisée pourrait devenir le terreau fondateur d’une future nation fédérale, comme les anciennes classes dirigeantes ont servi de limon aux nations européennes…
Vous pouvez rêver à votre guise : il n’y aura pas de nation fédérale. Voilà de nombreuses années que l’Europe, loin de se réunir effectivement, se disperse ou se fragmente. Sous l’échafaudage bruxellois ou francfortois, les nations qui, un temps, avaient fait un véritable effort pour aller l’une vers l’autre sont rentrées chez elles. Chaque nation, la crise aidant, dresse l’inventaire de ses maux que l’Europe n’a pas guéris. À l’exception de l’Allemagne, qui a su rassembler et gouverner intelligemment ses forces nationales pour relancer son industrie. Mais celle-ci a montré qu’elle était parfaitement indifférente à l’Europe, changeant du jour au lendemain le cap de sa politique énergétique, signifiant à ses partenaires et aux institutions bruxelloises que ses relations avec la Russie et la Chine relevaient de sa seule souveraineté, laissant la France mener les interventions militaires. La question n’est donc plus d’unir les Européens, mais de faire en sorte qu’ils ne se désunissent pas trop.
L’UE serait-elle en train exploser ? Pourtant, à chaque sommet européen, la proclamation du consensus retrouvé semble éloigner le spectre de la division…
Quel consensus ? Regardez la Grèce : ce pays a été mis sous tutelle de façon extrêmement brutale, et d’autant plus inadmissible que l’Europe n’est pas sans responsabilité dans ses errements. L’inégalité entre les nations européennes est devenue moralement insupportable et politiquement intenable.
Bon, si l’Europe est dans l’impasse, que faire ?
Il faut battre en retraite, et ce n’est pas facile. Au fond, nous sommes à la fois trop et pas assez liés. Comme nous ne nous lierons pas davantage, il faut nous délier un peu. On doit admettre enfin que nous allons continuer de vivre dans le cadre national, et qu’il n’y aura pas de « saut » fédéral dans l’Union. Bref, il faut que chacun reprenne un petit peu d’indépendance nationale. Nous ne connaissons d’autre légitimité politique que démocratique, nos gouvernants étant responsables devant les peuples qui les élisent. C’est tout.
L’obstination des chefs d’Etat européens à sauver l’euro montre qu’il n’est pas si facile de rayer d’un trait de plume plus de cinquante ans d’intégration…
Si je défends une certaine déliaison institutionnelle, c’est justement pour préserver ou susciter une intention politique commune. Honnêtement, à quoi sert la Commission de Bruxelles si les Français sont seuls au Mali et en Centrafrique ? Dès lors que, sur un grand nombre de questions politiques importantes, les différents gouvernements européens ne font même pas l’effort d’adopter une politique commune, pourquoi continuer à jouer cette comédie ?
Les français ne partagent pas nécessairement votre opinion : s’ils ont voté contre le traité constitutionnel de 2005, ils n’en plébiscitent pas moins régulièrement les candidats et les partis pro-européens (UMP , Modem, PS, Verts). Seraient-ils versatiles ?
Ils sont surtout partagés, perplexes et profondément découragés. Ils n’ont plus la force de faire l’Europe puisqu’ils voient bien qu’on ne la fait pas. Cela dit, les Français n’ont pas davantage la force d’en sortir puisqu’ils ont pris l’habitude de s’abandonner au processus lointain censé résoudre leurs problèmes en leur absence.
La défiance envers les élites et le populisme anti-européen se nourrissent-ils mutuellement ?
L’impasse de l’entreprise européenne paralyse la vie politique. Les deux partis centraux ont des habitus culturels contraires, mais un même programme, le programme commun européen, c’est-à-dire le remplacement du gouvernement représentatif de la nation par la gouvernance de règles européennes ou mondiales. De leur côté, les démagogues se contentent de remuer les passions tristes. Hélas, voilà où nous en sommes ![/access]
*Photo: Hannah
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