Les principales initiatives de l’UE au cours des deux dernières décennies ont consisté en des actions de mise en concurrence, la dernière en date étant celle du rail, avalisée il y a deux semaines. Parallèlement, rappelons-nous de réussites industrielles importantes accomplies sous la bannière de l’Europe dans une phase bien antérieure de son existence. Depuis combien de temps l’Europe n’a-t-elle plus réalisé un projet de l’envergure d’Ariane ou Airbus ?
Les grands accomplissements industriels ne coïncident pas avec les politiques de mise en concurrence généralisée. Au contraire, les périodes correspondant à ces deux temps de l’Europe sont à l’exclusion l’une de l’autre. Quelles leçons en tirer ? La plupart des études économiques apprennent qu’une mise en concurrence est toujours bénéfique, parce qu’elle empêche les abus de position dominante et ajuste les prix et les besoins du consommateur de façon efficace. C’est l’action connue de la « main invisible », et la plupart des institutions économiques, UE en tête, raisonnent selon ce schéma.
Peu d’économistes remarquent que cette indéniable efficacité de la concurrence ne porte que sur la redistribution des richesses, non sur la création de celles-ci. Par un glissement sémantique jamais avoué, le libéralisme laisse à penser que c’est à la concurrence que nous devons la création de valeur. En réalité la concurrence ne fait qu’allouer au mieux une richesse que les entrepreneurs ont produite, mais n’en crée aucune en tant que telle.
Si un libéral de bonne foi nous concédera ce point, il n’y verra pas une remise en question de son principe premier. La création de valeur est une activité spontanée et imprévisible et si la libre concurrence n’en est pas à la source, elle permet d’en faire le meilleur usage. Il y a cependant une faille dans ce raisonnement trop simple.
Quelle sera la récompense de celui qui a entrepris et innové ? Il est nécessaire que l’entrepreneur touche un bénéfice personnel, faute de quoi rien ne l’incitera à prendre les risques et dispenser les efforts nécessaires à la réalisation de ses projets.
Or dans un monde de concurrence sauvage, toute innovation sera copiée dès sa sortie et subira une pression sur les prix qui fera chuter très rapidement sa marge à zéro. Si la concurrence est appliquée trop rapidement, les entrepreneurs ne seront jamais encouragés à innover. Si elle est appliquée trop tard, l’innovation dégénérera en abus de position dominante et en rente de situation.
À titre d’exemple, observons les conflits entre département des achats et départements opérationnels dans une grande société privée, lors d’un appel d’offres. Lorsque l’une des sociétés candidates propose une idée se démarquant des autres, le département des achats va demander à ce que cette idée soit immédiatement communiquée à tous les concurrents en lice, afin de faire baisser les prix pour obtenir cette nouvelle qualité.
Les départements opérationnels hurlent contre un tel court-termisme, car s’il permet d’obtenir cette innovation à un meilleur prix, aucun des candidats ne sera incité à se démarquer brillamment par la suite, certain que toute idée émise profitera directement aux autres. L’innovateur se sera laissé flouer une fois mais pas deux, par la société commanditaire. La compétitivité-qualité et la compétitivité-prix sont contradictoires, le terme « compétitif » ne voulant rien dire dans l’absolu.
Depuis deux décennies, l’UE n’a cessé de mettre en œuvre des mesures de dérégulation, montrant par là son manque d’imagination. Où se trouve la limite entre une mise en concurrence saine et celle qui aplanit toute créativité ? L’UE considère quant à elle qu’il faut attiser le plus possible et en permanence la concurrence, ne voyant pas qu’au-delà d’un certain seuil, celle-ci dégrade la compétitivité.
Pourtant les USA ne donnent-ils pas un exemple de l’efficacité de la libre concurrence ? Précisément non. Les Etats-Unis ont bien compris quel était le jeu réel de l’économie, leurs plaidoyers pour la libre concurrence étant une rhétorique qu’ils se gardent bien d’appliquer à eux-mêmes, mais très utile en revanche pour tailler en pièces les adversaires économiques assez bêtes pour y croire.
Le trésor américain a par exemple englouti 25 Milliards de dollars pour sauver GM et Chrysler de la faillite en 2009. Aucun gouvernement socialiste de la zone euro n’aurait osé pratiquer une telle politique de subvention, et en aurait été empêché par la Commission européenne.
La participation d’entreprises étrangères à des marchés publics américains est très strictement limitée par l’International Trade Commission. Plusieurs lois votées par le congrès permettent de s’opposer à toute transaction qui remettrait en question le « leadership technologique américain dans des domaines qui affectent la sécurité nationale ». Une formulation volontairement très floue, qui permet de protéger toute l’industrie du digital américaine et ses champions nationaux, bien au-delà des domaines du secret défense. Enfin, ceux qui ont participé en 2010 avec EADS à l’appel d’offres géant sur les avions ravitailleurs savent que « l’économie ouverte » des USA ne l’est que dans un seul sens.
Bien entendu, les USA n’appliquent pas un protectionnisme primaire sur les volumes de marchandises. En revanche, ils protègent et subventionnent publiquement les industries naissantes porteuses d’enjeux stratégiques, faussent l’équité économique de la plupart des appels d’offres internationaux par des actions politiques, conservent un secret jalousement gardé sur le cœur de métier des activités en essor. La clé de l’efficacité économique est de conserver une importante protection pour les entrepreneurs qui viennent de lancer leur activité, et de ne faire agir la concurrence que plus tard, lorsque la stratégie d’innovation a pris son essor et est en capacité d’affronter le marché.
Une véritable stratégie économique européenne consisterait à créer, subventionner et renforcer des filières d’activité dans les domaines clés de l’économie d’aujourd’hui (numérique, énergie, services, urbanisme, santé, alimentation..). Le programme « Horizon 2020 » affiche de tels objectifs, mais n’est qu’un programme cadre abstrait comme aime à en concocter l’UE, une simple zone ouverte de partage et de financement.
C’est un incubateur au niveau européen sur ces domaines clés qui est nécessaire. Les subventions ne doivent pas se cantonner aux seuls flux financiers, mais comprendre par exemple le don de locaux ou de serveurs informatiques gratuits. L’accompagnement public doit porter sur la protection de la propriété intellectuelle, le lobbying à l’international, la conservation de compétences clés, pas seulement sur l’envoi de subsides.
Cette articulation des puissances publiques et de l’initiative privée – déjà fortement pratiquée par les USA – en appelle à la volonté d’une Europe politique, performante, gênante, ne se laissant pas marcher sur les pieds.
*Image : Soleil.
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