(Avec AFP)– Quelque deux cents chauffeurs VTC (Voiture de transport avec chauffeur) se sont massés ce matin porte Maillot à Paris pour réclamer une meilleure rémunération et dénoncer « l’humiliation » que leur infligent les plateformes de réservation. Sur le banc des accusés, la célébrissime marque Uber, dont la déclinaison hexagonale permet à des millions de Français de trouver un chauffeur géolocalisé qui vous facturera la course, payée en ligne, en fonction de la demande. Concurrence pure et parfaite mettant en contact libre et immédiat offre et demande au cœur d’un marché numérisé, fantasmaient déjà les thuriféraires de l’«ubérisation» rêvant de transformer chaque appartement en hôtel et chaque véhicule en VTC.
Les ubéristes sur la voie des taxis
Sur le papier, dans l’économie participative, l’offre rencontre directement la demande par le truchement technologique des smartphones, la main invisible de la plateforme (Uber, Airbnb) fixant le prix du service sans que de lourdes réglementations ne s’en mêlent. On en est loin. Car, depuis l’interdiction d’UberPop et les poursuites judiciaires engagées contre la plateforme Heetch, encouragés par les taxis qui y dénoncent une concurrence déloyale, la justice a décidé d’y mettre son nez. Les conséquences de l’intervention des instances politique réglementaires (justice, fisc, mairies, législateurs) sont inattendues. Pour l’observateur distrait, c’est la pagaille. Désormais les ubéristes ressemblent de plus en plus aux taxis : syndiqués, en grève, revendiquant l’amélioration de leurs revenus et conditions de travail. Les voilà devenus salariés déguisés d’un système qu’ils se mettent eux aussi à critiquer. »Uber=esclavage moderne », « Uber a saigné les chauffeurs » ou encore « non aux déconnexions arbitraires », pouvait-on lire sur les banderoles déployées ce matin.
Ces slogans reflètent une réalité : depuis plusieurs mois, les chauffeurs Uber sont en train de perdre face à Uber qui a réussi le tour de force de recruter des taxis ! Ainsi, aujourd’hui on peut commander une voiture via Uber et voir arriver un taxi parisien des plus normaux.
Mais il est possible que l’intervention de la justice et l’interdiction d’UberPop aient en fait sauvé les chauffeurs. Si on voit aujourd’hui des Uber syndiqués, organisés en plusieurs centrales (Unsa-VTC, Actif-VTC et CAPA-VTC) capables de faire venir des chauffeurs Uber de Lyon, Lille, Nantes ou Strasbourg pour confluer jusqu’au siège parisien d’Uber, rue de Cambrai dans le nord-est de Paris, c’est grâce à l’Etat. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’en déclarant UberPop illégal, la justice n’a pas laissé grand-chose de l’« ubérisation ». Rappelons que la véritable « uberisation », c’est mettre tout le monde en contact avec tout le monde. Vous avez un appartement ? Louez-le si vous ne l’occupez pas ! Vous possédez une voiture (et le permis de conduire) : devenez taxi quand vous voulez ! En principe, une personne qui a un appartement et une voiture peut gagner sa vie simplement en mettant ses biens à disposition, profitant ainsi de la rente d’un capital jusqu’alors inexploitable ! Voilà une révolution, une vraie…
Un rapport de forces moins favorable à Uber
Sauf que les capitalistes de l’économie collaborative restent toujours des capitalistes (ce qui est somme toute logique), aussi profitent-ils du rapport de force pour garder une part toujours croissant des profits générés par l’activité. C’est ainsi qu’une fois la phase de la pénétration du marché terminée, Uber a commencé à diminuer la part réservée aux chauffeurs. Cependant, si UberPop était toujours légal, il aurait été difficile voire impossible d’organiser des millions de particuliers qui utilisent leurs propres voitures pour gagner un peu d’argent. En revanche, puisque l’Etat à travers la justice a laissé Uber en tête à tête avec quelques milliers de personnes dont le gagne-pain dépend de cette activité (sans oublier toute la filière créée : des sociétés qui financent les voitures pour les chauffeurs Uber, des sociétés de VTC… une économie entière s’est développée en très peu de temps autour de la plateforme). Et dans ce tête à tête, Uber a moins l’avantage que face à des millions d’anonymes qui ont tendance à subir sans réagir.
Les revendications des ubéristes en disent long sur l’état d’esprit de la plateforme. En cause, les « déconnexions abusives » de chauffeurs mal notés par leurs clients, parfois évincés d’Uber après une simple course. Pour prendre l’exemple plus ancien mais pertinent d’eBay : si vous vendez occasionnellement des objets, être bloqué est désagréable mais pas très grave. Mais imaginez que gagniez votre vie à vendre des objets sur eBay, dans ce cas, il serait gravissime de découvrir qu’une fois bloqué par eBay, vous ne sauriez même pas à qui écrire (oubliez le téléphone, ça n’existe pas…) et n’auriez aucune chance de connaître les motifs exacts de la sanction ni de faire appel… Le même phénomène se reproduit avec Uber : à en croire les chauffeurs, arbitraire, la plateforme se révèle de surcroît pingre par sa politique tarifaire puisque les commissions prélevées sur chaque course ne leur laissent que 3.75 euros de l’heure. Depuis la baisse unilatérale de 20% du tarif en octobre 2015, décidée après l’interdiction d’Uberpop, bien que les conducteurs aient récemment vu leurs revenus augmenter de 5% d’après la direction d’Uber, ceux-ci profitent de leur pouvoir pour engager un rapport de force avec la plateforme.
D’un premier abord séduisant, le piège de « l’économie du partage » se referme ainsi sur ses premiers bénéficiaires. Aussi longtemps que l’ubérisation vous apporte un peu d’argent de poche, l’avenir vous paraît radieux. Mais si vous comptiez en faire votre gagne-pain, une fois la bise venue, vous vous trouveriez fort dépourvu…
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