Très tôt mercredi matin, la Turquie a lancé l’opération « Bouclier de l’Euphrate », une offensive militaire officiellement destinée à « nettoyer » la frontière turco-syrienne en éliminant les forces de l’Etat Islamique autour de Jarablus. Cette localité se trouve au bord de l’Euphrate, à l’ouest d’Alep, non loin de la ville turque de Gaziantep endeuillée cette semaine par un attentat particulièrement sanglant que le gouvernement turc, après avoir accusé l’EI, ne sait plus du tout à qui attribuer.
Feu sur le PKK
Or, même si l’ennemi officiellement ciblé est l’Etat islamique, il est évident que l’opération vise en premier lieu les forces kurdes syriennes réputées proches du PKK, l’organisation politico-militaire kurde qui mène depuis 1984 ans une guérilla ainsi qu’une campagne de terrorisme contre l’Etat turc.
Vu d’Ankara, si l’Euphrate a urgemment besoin d’un bouclier turc, c’est surtout pour protéger la zone des Kurdes. Or, ces derniers se trouvent être les meilleures « bottes sur le terrain » des Américains dans leur guerre contre l’EI en Syrie. Les Etats-Unis se retrouvent donc avec deux alliés – la Turquie et les Kurdes de Syrie – aux intérêts diamétralement opposés.
Ankara redoute la constitution d’un grand Kurdistan à ses dépens tandis que les Kurdes voient dans l’écroulement de la Syrie l’occasion historique d’obtenir enfin leur Etat, prenant ainsi une sacrée revanche sur l’histoire. Il y a moins de six mois, les Kurdes de Syrie sont allés jusqu’à proclamer l’autonomie du Rojava, c’est-à-dire des régions du Nord-Est de la Syrie sous leur contrôle. Cette initiative a été (officiellement) accueillie avec froideur par les Etats-Unis : même si tout le monde connaît les motivations politiques des combattants Kurdes, le crier haut et fort ne peut qu’irriter la Turquie ainsi que les Syriens anti-Assad opposés au démantèlement de leur pays. Bref, uriner dans la piscine est une chose, le faire à partir du plongeoir en est une autre. Aujourd’hui, avec le lancement de l’offensive turque, la coalition internationale contre l’EI, fait donc face à un défi compliqué.
Il faut espérer que les forces turques ont bénéficié de l’effet de surprise mais à la lecture de la presse turque, on a l’impression que tout le monde était au courant depuis un certain temps. La veille, Erdogan avait reçu à Ankara le président de la province autonome du Kurdistan Irakien, Mahmoud Barzani, afin de lui signifier le prochain lancement d’une opération anti-Daech et anti-PKK. Traditionnellement, la Turquie entretient d’excellents rapports avec Erbil, selon le principe du « diviser pour mieux régner » : tant que les Kurdes de Syrie et d’Irak s’opposeront, la Turquie dormira un peu plus tranquille.
Briefing de la presse turque
Dans les colonnes du Huriyyet Daily News, les chroniqueurs ont rédigé leurs tribunes avant même que l’artillerie turque ne tire la première salve. La question posée est aussi claire que rhétorique : la Turquie peut-elle permettre au PYD (qu’elle voit comme l’extension syrienne du PKK) contrôler l’intégralité de la frontière turco-syrienne et créer une continuité territoriale entre les régions kurdes de Syrie et d’Irak? Peut-elle rester les bras croisés quand l’établissement de proto-Etats kurdes sur ses frontières s’accompagne d’une campagne d’attentats sur son propre territoire?
Pour résumer la situation, à laquelle il compte bien remédier, Erdogan a déclaré que « la Syrie est la raison pour laquelle la Turquie est exposée au terrorisme de l’EI et du PYD », sans prendre la peine de distinguer le principal parti kurde syrien du PKK.
Ainsi, sacrifiant le secret défense les journalistes turcs à Ankara ont été briefés par les hommes du président Erdogan qui ont distillé un nouveau récit post-putsch. On suggère aux journalistes que les pilotes qui ont abattu l’avion russe le 24 novembre dernier appartenaient à la confrérie Gülen, aujourd’hui classée terroriste, tout comme leurs camarades pilotes de chasse et d’hélicoptère qui ont bombardé l’Assemblée nationale dans la nuit du 15 au 16 juillet. Les cercles proches du pouvoir affirment que les gulénistes voulaient faire avorter une opération militaire semblable à celle qu’Ankara vient de lancer.
Et le pire est qu’il ne faut pas totalement exclure cette possibilité tant les gulénistes ont réussi à infiltrer tous les rouages de l’Etat turc. Ainsi, même s’il est un peu hâtif d’attribuer la paternité exclusive du putsch aux disciples de l’imam exilé, leur capacité à mener à bien des projets politiques officieux ne fait plus aucune doute parmi ceux qui suivent le mouvement depuis longtemps.
L’échec de la stratégie syrienne pan-sunnite d’Erdogan se voit ainsi compensé par une excellente nouvelle : il peut en faire porter le chapeau aux gulénistes…
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