Syrie, Kurdistan: Erdogan va dans le mur


Syrie, Kurdistan: Erdogan va dans le mur
Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu et le président Recep Tayyip Erdogan (Photo : SIPA.AP21859969_000058)
Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu et le président Recep Tayyip Erdogan (Photo : SIPA.AP21859969_000058)

Le dernier attentat d’Ankara –  une attaque à la voiture piégée contre un convoi militaire -, et les tensions croissantes avec la Russie ne sont que les derniers indices d’un problème profond : la Turquie s’embourbe dans une crise grave qui risque de l’entraîner dans une guerre civile doublée d’une guerre extérieure. Les événements qui se déroulent actuellement de part et d’autre de sa frontière avec la Syrie et dans l’Est kurde du pays – où les images des immeubles criblés de balle rappellent celles de Homs ou d’Alep – laissent d’ailleurs penser que ces deux guerres ont déjà commencé à plus ou moins grande intensité.

Ankara à contresens

Pour Barcin Yinanc, journaliste du quotidien turc Hurriyyet Daily News, la politique étrangère de son pays rappelle la blague de l’automobiliste qui roule à contresens. Écoutant la radio, ce dernier entend que la police met en garde les usagers de l’autoroute contre une voiture roulant à contresens. « Une voiture !  s’écrie-t-il, mais elles roulent toutes à contresens ! ». Effectivement, si aucun acteur de la crise syrienne ne mérite de note plus que médiocre, le jeu d’Ankara semble être celui qui porte les résultats les plus négatifs. Ce constat semble d’autant plus accablant au vu du bilan très positif pour la Turquie de la première décennie du XXIe siècle, à mettre au crédit de l’AKP et de son leader Erdogan. Par contraste, le bilan des années 2010 paraît tout simplement calamiteux.

Et l’AKP nettoya les écuries d’Augias

Il est très facile de moquer le slogan « zéro problèmes avec les voisins » – qui a longtemps résumé la doctrine diplomatique d’AKP – en soulignant que la situation actuelle fait plutôt penser à « zéro voisin sans problèmes ». Il suffit de rappeler que pendant la dernière décennie du XXe siècle la Turquie était à deux doigts d’une guerre avec l’Arménie (1992), la Grèce (1996) et la Syrie (1998), que sa classe politique s’engluait dans des scandales mêlant corruption et opérations noires (le fameux Etat profond) et qu’au tournant du siècle son économie s’enfonçait dans la crise. Quand Erdogan, Gül, et l’immense classe moyenne islamo-conservatrice d’entrepreneurs, commerçants, fonctionnaires, policiers et professeurs qui forme la base de l’AKP sont arrivés aux affaires en 2002-2003 les écuries d’Augias étaient bien sales. Y compris en matière de politique étrangère.

Dans leurs bagages, Gül et Erdogan ont amené un certain Ahmet Davutoğlu, professeur de science politique auteur du best-seller La Profondeur stratégique. Conseiller diplomatique d’Erdogan, ministre des Affaires étrangères de facto puis de jure, et aujourd’hui Premier ministre, Davutoğlu est considéré comme le théoricien de la nouvelle pensée stratégique turque.  Il est également une incarnation parfaite de ces nouvelles générations à la fois kémalo-nationalistes et islamo-conservatrice et c’est pour ces raisons-là que ses idées sont intéressantes. Pour lui, par son histoire et sa géographie, la Turquie est une puissance qui ne doit pas fuir sa vocation. L’un de ses credos veut qu’Ankara doit mener son propre jeu, avoir toujours plusieurs fers au feu, sans puissance de tutelle.

La pensée de Davutoğlu, qui n’est pas sans rappeler le gaullisme, a les défauts et les qualités des sciences politiques et géopolitiques. Cependant, malgré la clarté et la logique de son analyse géostratégique, sa « doctrine » pèche par une certaine ignorance historique. Non que Davutoğlu ignore l’histoire, mais il ne la comprend pas. Il en fait une mine d’anecdotes destinée à appuyer ses thèses.

Mythes ottomans

Influencé par l’esprit du temps qui consacre certains concepts (soft power, multiculturalisme, mondialisation),  Davutoğlu donne une pseudo-profondeur historique à ses idées en rappelant la coexistence des communautés différentes dans des villes ottomanes comme Istanbul ou Bagdad. Bien évidemment, il n’explique pas vraiment ni pourquoi ce « paradis » a été perdu ni en quoi la Turquie du XXIe siècle serait plus fondée à s’inspirer de son passé impérial que l’Autriche du sien… On peut donc disserter à l’envi sur la capacité des Ottomans à tenir en main l’Oumma, à servir de pont entre l’Asie centrale, les Balkans et le Moyen-Orient mais faute d’un véritable travail d’analyse historique, ce ne sont que de slogans et observations creuses dignes d’un manuel en management qui s’inspirerait de Clausewitz.

Concédons que Davutoğlu a compris que la condition sine qua non de la mise en œuvre de sa « doctrine » est le double apaisement : à l’intérieur avec les Kurdes, à l’extérieur avec les voisins. Dans cette optique, on comprend que la politique européenne de l’AKP ne voit pas dans l’adhésion à UE une fin en soi car cette perspective contredirait la destinée « ottomaniste » d’une Turquie jouant pour elle-même sans jamais se soumettre. Ceci dit, le processus d’adhésion à l’Europe a été la clé permettant d’atteindre les objectifs initiaux de l’AKP : la libéralisation de la Turquie contre les éléments kémalistes tels que l’armée, un apaisement du conflit avec les Kurdes et le rapprochement avec certains voisins comme la Grèce et le Chypre, le tout encouragé par une croissance économique forte dopée par l’afflux de capitaux étrangers.

Mais si l’AKP a su jouer de son habilité, de la conjoncture et de son ancrage profond dans la nouvelle sociologie turque, sa base théorique qui transforme une série de succès indéniables en doctrine géostratégique se révèle totalement artificielle. En fait, les seuls véritables changements qui se sont produits depuis 2002 sont l’arrivée au pouvoir de cette nouvelle Turquie à la fois moderne (Etat-nation, culture d’Etat) et traditionnelle (l’islamo-conservatisme) et surtout l’avènement d’un homme, Erdogan, dont la mégalomanie n’est plus à démontrer. Autrement dit, tout le discours « ottomaniste » ne sert en fin de compte qu’à servir d’écrin légitimiste à un homme qui se rêve Sultan. Si on veut comprendre la politique turque, ce n’est pas uniquement à la géostratégie qu’il faut faire appel mais aussi à la psychologie. Pour s’en convaincre, imaginons cette même Turquie dirigée par quelqu’un comme Abdullah Gül…

Si cela fait longtemps que la Turquie n’est plus l’homme malade de l’Europe, on peut toutefois craindre qu’elle devienne l’homme fou du Moyen-Orient.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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