Les sanctions américaines contre la Turquie ont touché un corps déjà malade. Si la monnaie locale est si affaiblie, c’est avant tout en raison d’un déficit extérieur abyssal que seule une diète sévère pourra enrayer. Pour tirer son épingle du jeu de la mondialisation, le président Erdogan devra tarir certaines importations tout en relançant les exportations.
En bon musulman, le président turc Recep Tayyip Erdogan en appelle à Allah pour sauver la Turquie de la crise économique et financière. Est-ce une façon pour lui d’éluder sa propre responsabilité dans le processus qui a conduit à celle-ci ? Sans doute. Mais la situation turque procède de longue date. Elle représente bien la configuration ordinaire de ces pays émergents qui ont du mal à exploiter les fameuses opportunités de la mondialisation. Et qui gâchent le potentiel qui leur permettrait d’accéder à la modernité.
Un développement déséquilibré
Il faut partir de 2001. La Turquie sombre alors dans la faillite. Elle doit, pour sortir de l’ornière, recourir au FMI qui lui accorde une aide de 14 milliards de dollars[tooltips content= »Chiffe modeste au regard des 100 milliards de dollars alloués la même année à l’Argentine qui s’était suicidée en s’accrochant au dollar. »]1[/tooltips]. Les lendemains sont plutôt heureux. Le pays va connaître une croissance continue, soutenue par les investissements directs étrangers. Il bénéficie depuis plus de quarante ans, chose ignorée par le public et la sphère médiatique, d’un libre accès aux marchés de la CEE puis de l’Union européenne. Et le patronat turc est membre à part entière du patronat européen réuni au sein de l’Unice [Business Europe depuis 2007, ndc]. Soulignons cette particularité du statut international de la Turquie au moment où les commissaires Juncker et Barnier s’ingénient à rendre la vie impossible à l’Angleterre en voie de Brexit. Pourquoi le pays de Winston Churchill ne bénéficierait-il pas du régime favorable de la Turquie présidée par un dictateur frère musulman ?
Mais le développement turc s’est appuyé aussi sur une expansion inouïe du bâtiment et des travaux publics, fortement soutenus par l’État et le crédit bancaire. Le BTP a représenté jusqu’à 30 % du PIB turc, permettant aux dirigeants turcs de surfer sur une croissance autoentretenue. Les économistes parlent à ce sujet de processus procyclique.
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En dernier lieu, la Turquie a recouru à l’endettement externe, tout spécialement dans la période récente où les pays émergents de différentes natures se sont gorgés d’emprunts auprès des banques occidentales, elles-mêmes gavées de dollars et d’euros par les banques centrales de Washington et de Francfort. Dans ce club des pays endettés, elle côtoie des pays importants comme l’Argentine, le Pérou et l’Afrique du Sud et des pays pauvres comme l’Irak, le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Il est à craindre que nos formidables banquiers centraux aient créé une bulle du crédit des pays émergents, assortie d’un compartiment du « subprime rate » pour les plus fragiles d’entre eux.
Où le bât blesse-t-il ? L’inflation qui a atteint 14 % en rythme annuel au printemps est mise en cause. Mais elle résulte d’abord de la monnaie fondante sur le marché des changes. Car le développement turc s’est accompagné d’une glissade continue de la monnaie, renchérissant les importations, qui s’est brutalement accélérée à partir de janvier de cette année – le coup de Jarnac des sanctions américaines a touché un corps malade. La baisse de la monnaie est elle-même la traduction du gonflement constant du déficit extérieur qui atteint aujourd’hui 6 % du PIB, soit le double par l’importance d’un déficit français qui est le plus lourd de notre histoire d’après-guerre. Cela, et c’est l’essentiel, malgré les investissements directs étrangers et le libre accès aux marchés européens.
A la grâce d’Allah
Or, les perspectives politiques sont bouchées. Recep Tayyip Erdogan s’est fait réélire il y a trois mois en profitant des dernières manifestations de la prospérité. Un changement d’équipe à Ankara apparaît impossible. Le président turc a de surcroît provoqué les créanciers externes en nommant son gendre au ministère des Finances. Le recours à l’aide du FMI est écarté par les dirigeants, qui ne veulent pas se soumettre à un pouvoir extérieur influencé par la puissance américaine qui lui inflige par ailleurs des sanctions jugées scélérates. Certes, le Qatar, récent allié de la Turquie, s’est porté au secours d’Ankara par un prêt, sous forme de swap, de 15 milliards de dollars, qui risque d’être épuisé par les interventions de la banque centrale en soutien de la livre.
La Turquie devrait, pour surmonter le cap, se soumettre à une diète permettant de tarir certaines exportations tout en contrôlant la dévaluation favorable aux exportations vers l’Europe et les pays du Proche-Orient. L’équipe au pouvoir dispose du temps nécessaire pour mener à bien la politique de la potion amère. Mais est-elle accessible à la raison ? Où préfère-t-elle jouer sur la corde du populisme islamiste et s’en remettre à la grâce d’Allah ?
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