Recep Tayyip Erdogan a subi une cruelle défaite lors des élections municipales du 31 mars. Analyse et perspectives
Une déroute que nombre d’observateurs turcs jugent déjà « historique », puisque le Parti de la Justice et du Développement (AKP) n’a terminé que deuxième au général avec 35,49 % des voix, devancé par le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste de centre gauche) qui a de son côté obtenu un total de 37,74 % des voix.
Plus significatif encore, c’est la première fois depuis 1977 que le CHP remporte un scrutin local.
Un Erdogan longtemps tout-puissant
Surtout, le président Erdogan subit un véritable camouflet personnel dans la ville d’Istanbul qui était son objectif prioritaire. En effet, son ennemi juré Ekrem Imamoglu a su converser la plus grande ville du pays Istanbul face à son adversaire Murat Kurum, l’emportant avec une avance d’un million de voix et réalisant un score près de deux fois supérieur. Parfois présenté comme un potentiel candidat à la succession d’Erdogan, Imamoglu s’est contenté de commenter sobrement en indiquant que son triomphe était « un message clair » à l’exécutif.
Des mots que Recep Tayyip Erdogan n’a pas dû trop apprécier, alors qu’il était vent debout en 2019 contre l’élection du même Imamoglu, car il jugeait le scrutin entaché d’irrégularités et invalide. En mai de l’année passée, Erdogan était pourtant réélu avec une avance relativement considérable contre Kemal Kiliçdaroglu qui fédérait au second tour une bonne partie de l’opposition autour de l’Alliance de la nation, réunissant évidemment le CHP à une kyrielle de petits partis de gauche et libéraux. Réélu à Istanbul cette année, Imamoglu était d’ailleurs vu comme le candidat le plus crédible pour battre Erdogan et réunir les opposants en 2023. Il ne le pouvait pas en raison de sa condamnation en décembre 2022 à deux ans et demi de prison pour des « insultes » prononcées à l’encontre de responsables politiques. Une condamnation qu’il estimait être une « affaire politique ».
L’opposition était confrontée à des difficultés structurelles majeures qui l’ont empêchée de capitaliser sur les critiques formulées à l’endroit d’Erdogan sur les difficultés économiques turques et la gestion des catastrophes naturelles, dont les dramatiques séismes de février 2023 dits de Kaharamanmaras qui avaient causé la mort de près de 46 000 personnes et en avaient blessé 105 000 de plus. Tout d’abord, son meneur Kiliçdaroglu était jugé faiblement charismatique. Par ailleurs, le projet de la coalition centriste qu’il menait n’avait pu s’accorder que sur un contrat minimum de gouvernement assez léger, comprenant la fin du présidentialisme, la lutte contre l’inflation et le respect de l’Etat de droit. De fait, l’opposition reprochait à Erdogan sa dérive autoritaire entamée dès 2014 et aggravée par les suites de la tentative de Coup d’Etat ratée de 2016.
Il y aurait pourtant sûrement eu la place avec un meilleur candidat et un programme plus ambitieux face à une Alliance populaire mise à mal par des partis pas toujours tendres avec Erdogan, à commencer par le très radical Parti d’action nationale de Dehvet Bahçeli, mais aussi par le refus très peu civil d’Erdogan de rencontrer ou même d’appeler les maires des communes dirigées par le CHP touchées par les tremblements de terre. Cette élection n’était donc pas jouée d’avance pour Erdogan qui a d’ailleurs dû habilement se jouer de la Constitution turque afin de se représenter une troisième fois, ce qui a d’ailleurs provoqué une anticipation d’un mois des élections maquillée en « simple ajustement d’ordre administratif dans un calendrier chargé ».
Les griefs contre les politiques intérieures d’Erdogan étaient nombreux, à commencer par la baisse constante de la livre turque face au dollar – 30% de baisse en 2022 pas rattrapée depuis et même aggravée – qui a entraîné de l’inflation, mais aussi la question migratoire avec la présence de 3,6 millions de Syriens en Turquie accueillis au nom d’une « fraternité islamique » dérangeant une bonne part de la population turque. Aux élections municipales, s’est aussi invitée la situation israélo-palestinienne. Dans un décryptage donné à L’Opinion, le chercheur au CERI-Sciences Po Bayram Balci indiquait notamment que « l’opposition a accusé le chef de l’Etat de livrer de la poudre à Israël pour fabriquer des munitions. Cela a profondément choqué les Turcs ».
La naturelle érosion du pouvoir
Si Erdogan peut mettre en avant ses nombreux succès, notamment industriels avec l’inauguration récente du premier porte-aéronefs turc TCG Anadolu L 400 ou encore l’extrême médiatisation du drone armé Baykar Bayraktar TB2, il a également été contraint de fixer un salaire minimum pour les fonctionnaires et des augmentations massives de leurs traitements. Il a aussi dû emprunter une voie dangereuse, voire radicale, en jouant d’antagonismes classiques de la société turque, singulièrement contre certains adversaires de la CHP accusés d’être complices des mouvements séparatistes kurdes en raison de leurs origines, à l’image de Kiliçdaroglu, ou de ne pas être de véritables Turcs du fait de leur appartenance à des communautés islamiques hétérodoxes comme celle des Alévites. Des discours très conservateurs qui, s’ils lui ont permis de rassembler l’électorat de régions rurales et celui d’une partie de l’importante diaspora turque aux élections présidentielles au nom de la lutte pour les valeurs morales et l’unité ethno-religieuse de la Turquie aux dernières élections présidentielles, ne lui auront été d’aucun secours lors de ces municipales.
Erdogan souffre aussi naturellement d’une érosion de son pouvoir. Il exerce en réalité le pouvoir depuis plus de 20 ans. Il a été Premier ministre de 2003 à 2014 et est président de la République sans discontinuer depuis 2014… Dans un pays aussi complexe, aux déséquilibres régionaux importants, il est évidemment une figure tutélaire garante de la continuité et de l’unité politiques, mais il ne peut pas non plus faire l’économie d’une remise en question et négliger les jeunes plus progressistes des grandes villes et des côtes, ainsi que les laïques et minorités ethno-religieuses. Erdogan doit lui aussi composer, ces élections municipales le lui ayant rappelé. Bien sûr, l’absence de la diaspora, notamment allemande et française, qui sont favorables à l’AKP, lui a été préjudiciable lors de ces scrutins municipaux ; reste qu’ils témoignent d’une usure qui aurait déjà pu s’exprimer aux élections présidentielles avec une opposition plus intelligente dotée d’un véritable projet fédérateur. Autre élément ayant joué contre l’AKP : le taux de participation, à 77,66%, bas pour la Turquie. L’AKP et le Parti d’action nationaliste ont donc reculé dans dix-neuf grandes villes, singulièrement dans le nord-ouest industrialisé. La petite percée du Nouveau parti de la prospérité, formation islamo-conservatrice très virulente sur le conflit israélo-palestinien, et les pro-kurdes de DEM très présents près des frontières orientales, ont fait le reste.
La société civile turque reste vive dans un pays qui possède une vieille culture politique où s’expriment des dizaines de partis politiques différents aux idéologies parfois baroques vu d’Europe. Conforté, Ekrem Imamoglu peut devenir ce meneur progressiste que l’opposition turque attendait. Âgé de 53 ans, ce qui est très jeune dans le paysage politique turc, il a un boulevard devant lui avec la mairie d’Istanbul et des alliés dirigeant les plus grandes villes, dont Ankara et Izmir. De son côté, Erdogan a annoncé tirer la leçon du scrutin et promis de « réparer » les erreurs qu’il aurait pu commettre. Le peut-il encore ? Animal politique rusé, le président turc a quatre ans sans élections pour y parvenir. Il va devoir réconcilier un peuple qui menace encore de se diviser, tiraillé entre les affects conservateurs de son électorat et la volonté de regarder vers l’Europe de la jeunesse des grandes villes.
Une dichotomie somme toute classique qui se retrouve dans la plupart des nations modernes aujourd’hui.