Ce n’est pas son anniversaire – il est né le 26 février – mais Recep Tayyip Erdogan, le président de la Turquie vient de recevoir le plus beau cadeau de sa vie – et de la main de son meilleur ennemi, l’armée. Car avec le coup d’Etat désastreux qu’il vient de connaître, Erdogan entre dans la grande Histoire, celle faite de grands et rares moments capables de donner au cours des choses un nouveau cap. Et il y entre même plus « légitime » qu’il ne l’était.
Car en voulant sauver la République kémaliste, les putschistes viennent de lui porter le coup de grâce. Pis encore, ils viennent de sauver Erdogan qui, malgré ses indiscutables talents politiques et son charisme, n’arrivait pas à atteindre son ultime objectif : devenir le nouvel Atatürk, non plus un homme politique, mais un géant tutoyant les héros du passé.
L’ambition d’Erdogan — et ce n’est pas un secret — n’a pas de limites. Le palais présidentiel « à la mode Ceausescu » qu’il a fait construire en tant que Premier ministre et qu’il habite depuis son élection à la présidence de la République en août 2014, a été pensé pour abriter cette ambition. Et depuis quelques années toute la politique d’Erdogan est tendue vers un seul objectif : adapter la constitution turque à l’architecture du palais présidentiel, c’est-à-dire créer un régime sultano-présidentiel taillé sur mesure pour lui.
Or, la tâche n’est pas facile. Personne ne sait mieux qu’Erdogan à quel point il est difficile de faire du passé table rase. La vie, la carrière politique et le secret du charisme de cet homme né à Istanbul en 1954 sont la démonstration même de l’impossibilité et de l’échec du projet kémaliste : c’était en effet une folie de penser que la Turquie puisse devenir une sorte de France ou d’Allemagne sur les rives du Bosphore. La sociologie, l’anthropologie, la religion et l’histoire allaient contre ce projet fou et dont seul le XXe siècle connaît le secret.
Mustapha Kemal, devenu Atatürk, a pu grâce à un concours exceptionnel de circonstances et une personnalité hors du commun, forcer la nature de son peuple. Ça n’a même pas duré trente ans. Quand Erdogan naît en 1954, l’utopie kémaliste prend l’eau partout et reste à flot seulement grâce à des coups d’Etat périodiques qui passent de plus en plus mal. L’avant dernier, celui de 1997, n’a fait que retarder l’inévitable montée de la nouvelle Turquie : conservatrice, musulmane, économiquement libérale et technologiquement au point. Autrement dit, l’occidentalisation de la Turquie n’a pas tellement métamorphosé son être profond mais l’a dotée en revanche d’outils performants.
Erdogan incarne cette nouvelle Turquie mieux que personne. Par son parcours, ses manières, son imaginaire, ses goûts et son langage. De nombreux Turcs s’identifient naturellement à ce « fier à bras » (« kabadai ») qui sent le terrain et aime déclamer des poèmes.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2002, Erdogan a systématiquement éliminé les forces capables de lui faire échec en déployant une stratégie redoutable : affronter chaque fois un seul adversaire et s’allier contre lui avec toutes les autres forces en présence.
Ainsi, pour neutraliser l’armée gardien de l’héritage kémaliste, Erdogan, fraîchement élu, a su mobiliser l’Union européenne, les médias turcs, la gauche de son pays et ses intellectuels et ses forces démocratiques, bref tous ceux qui voulaient sortir l’armée de la politique turque. Une fois l’armée écartée, Erdogan s’est tourné contre ses anciens camarades de lutte pour la démocratie et contre l’interventionnisme des militaires : le mouvement Gülen, la police et la justice, la presse et l’opposition politique.
Or, cette stratégie a commencé à montrer ses limites. Erdogan a certes gagné tous ses combats politiques, mais n’a cessé de cumuler des ennemis. Son caractère et surtout sa mégalomanie exacerbée par la paranoïa lui ont créé des adversaires au sein même de son camp. Même Ahmet Davutoglu, le fidèle parmi les fidèles, a été brutalement viré, sans parler d’Abdullah Gul, longtemps son binôme, forcé à une retraité très anticipée.
En 2016, en Turquie, le nombre de personnes assises sur le bord de la rivière et attendant, comme dit le proverbe africain, de voir charrier son corps était considérable. Et Erdogan semblait, lui, privé de stratégie pour accomplir les derniers pas le séparant du pouvoir absolu et de son rêve de sultanat moderne.
C’est à ce moment qu’un quarteron de généraux l’a sauvé. Désormais, il est victime. Ses délires paranoïaques ont l’air de prévisions lucides et les complots imaginaires peuvent être démontrés urbi et orbi. L’homme dont le problème principal était jusqu’à vendredi soir de s’être aliéné tous ses alliés, a trouvé en quelques heures le moyen de les obliger à le soutenir comme le sauveur de la République ! Qui osera, qui aura la légitimité de résister maintenant aux purges et aux exigences de celui qui, en une nuit, est devenu homme providentiel ? La boucle est donc bouclée : il y a un peu moins d’un siècle, l’armée a porté la République turque sur les fonts baptismaux. Dans la nuit de vendredi à samedi, elle l’a enterrée.
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