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Tunisiens recherchent révolution


Plus de deux mois après la fuite de Ben Ali, Tunis se réveille avec la gueule de bois. Plus qu’un abus de Celtia − la bière locale −, les acteurs de la mal-nommée « Révolution de Jasmin » découvrent les turpitudes de la « transition démocratique ». Il ne suffit pas de déloger le tyran pour abolir la tyrannie. Une démocratie digne de ce nom ne se construit pas en un jour ; et toute l’ingéniosité du « state building  » à la Fukuyama ne peut transformer des contestataires en démocrates. Contre l’enthousiasme général, Béatrice Hibou douche l’utopisme de ceux qui applaudissaient hier encore aux chiffres improbables du « miracle (économique) tunisien ».[access capability= »lire_inedits »]

Dans La Force de l’obéissance, cette disciple du sociologue politique Jean-François Bayart disséquait les mécanismes de domination et de contrôle horizontaux que l’on retrouvait jusque dans les plus petits réseaux de solidarité étatiques benalistes. Selon la formule du donnant-donnant, « 26-26 » (nom donné au service d’aide aux plus démunis) et « 21-21 » (assistance aux chômeurs) fonctionnaient comme des réceptacles de servitude volontaire. Les Tunisiens échangeaient leurs libertés politiques contre la stabilité et un pouvoir d’achat dopé par une économie de crédit. Cette machine de guerre pacifique obtenait du consentement dans toutes les strates de la population, bien au-delà de la caste oligarchique des Trabelsi et de leurs séides affairistes.

Derrière le dictateur, un despotisme doux profitait aux secteurs-clés de la société

Comme le démontrait brillamment Hibou, enquêtes et entrevues croisées à l’appui, le plus petit délégué de quartier du RCD[1. Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de Ben Ali] – généralement choisi pour son apolitisme et sa capacité à mobiliser des réseaux de solidarité locale − conjuguait clientélisme et (douce) répression. Cette dernière restait cantonnée aux franges les plus contestataires qui s’étaient volontairement placées en marge du système : islamistes, opposants en rupture de ban ou figures de proue médiatiques de la subversion (tel Taoufik Ben Brik, journaliste qui s’est autoproclamé martyr officiel de Ben Ali auquel il rêve désormais de succéder : bel exemple de rivalité mimétique !). Derrière le dictateur régnait donc un despotisme doux, une tyrannie si bien huilée qu’elle profitait à des secteurs clés de la société tunisienne qui, non contents de s’en accommoder, en formaient les principaux rouages. Jusqu’au jour où tout éclata…

Loin d’être anecdotique, l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune déclassé de Sidi Bouzid, a révélé les failles d’un « modèle » loué par tous les économicistes du monde, de Jacques Chirac à DSK. Panem et circenses, pensaient-ils : la boisson gazeuse accompagnée d’une ration quotidienne de macaronis, quasi-plat national, suffirait au bonheur de la petite bourgeoisie et du bas peuple.

C’était oublier le vent de l’Histoire, dont les grains de sable suscitent des coups de théâtre virevoltants. À la lumière des événements de ces dernières semaines, l’analyse de Béatrice Hibou gagne encore en acuité, même si les apparences − un dictateur renversé par la masse du peuple qui, hier encore, asseyait son pouvoir − paraissent lui donner tort. Vous qui piaffez d’impatience devant le journal de 20 heures, un détail ne vous aura pas échappé : ceux-là mêmes qui encensaient Ben Ali rivalisent aujourd’hui d’optimisme dans leur peinture d’une Tunisie démocratique enfin libérée du joug de son tyran. Tout n’est pas si simple…

Le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne »

À l’ère de l’après-RCD, Hibou ne craint pas de doucher la béatitude des démocrates de la vingt-cinquième heure lorsqu’elle met en doute le préfabriqué médiatique vendu sous le nom de « Révolution tunisienne ».

Les émeutes qui ont contraint à l’exil Ben Ali, gentiment poussé dans l’avion par l’état-major, s’expliquent avant tout par la rupture du pacte social et sécuritaire qui reliait le Parti-État à ses différentes clientèles.

Chômage endémique des jeunes, que la révision des accords multi-fibres avec l’Union européenne n’a pas arrangé (merci au libre-échange !), paupérisation relative de classes moyennes éduquées rongées par leurs dettes, frustration d’un pays entier spectateur d’une société de consommation nouvellement installée : la coupe était pleine. Ajoutez à cela l’ingrédient virtuel, avec la diffusion des technologies de la communication, et les ingrédients de la révolte sont complets. De là à parler d’une révolution, avec claire conscience de la nature du changement à mener, il y a un grand pas à franchir. Il ne suffit pas d’invoquer l’État de droit, la démocratie et les droits de l’homme pour construire un avenir solide. Ni de changer d’acteurs pour modifier les règles du jeu.

Aussi, le climat post-insurrectionnel actuel reproduit-il logiquement les errances d’hier. Au clientélisme RCDiste a succédé une avalanche de revendications catégorielles – souvent fort légitimes − qui n’envisagent le bien commun qu’à l’aune d’intérêts corporatistes.

En attendant les élections de juillet, faute d’un homme fort, Tunis vient de se doter d’un premier ministre de 85 ans, ex-pilier de l’ère Bourguiba, Beji Caïd Essebsi. Parviendra-t-il à insuffler une culture républicaine aux 10 millions de Tunisiens lassés de l’unanimisme benaliste ? Sauf à croire au mythe de l’homme providentiel, la servitude volontaire passée risque de laisser place à des mobilisations inabouties au service d’objectifs flous : augmenter les salaires, renverser le gouvernement, proclamer la démocratie hic et nunc ? L’immaturité politique restant sans doute le passage obligé de l’apprentissage démocratique, ne soyons pas trop durs.

Convertir d’authentiques révoltés en révolutionnaires puis en citoyens libres et égaux est une sacrée gageure. Pourquoi ne pas la relever ?[/access]

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Mars 2011 · N°33

Article extrait du Magazine Causeur



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