Que se passe-t-il en Tunisie où plusieurs couvre-feux ont été décrétés et la loi antiterroriste édictée par Ben Ali en 2003 de nouveau appliquée ? Ici et là, on parle d’autodafés, d’éléments salafistes et de têtes brûlées benalistes, sans savoir comment démêler le vrai du faux et dénouer le noeud de l’information.
Rappelons l’enchaînement des faits qui a conduit à l’escalade de ces derniers jours. La mèche est partie dimanche de la banlieue nord de Tunis, La Marsa, où une exposition du Printemps des Arts a suscité l’indignation (un sentiment pas toujours très inspirant…) et la colère de centaines de nervis salafistes à la solde d’on-ne-sait-quelle cause perdue. L’objet du délit ? Quelques toiles supposées blasphématoires, que de mauvais génies se sont empressés de difffuser sur les réseaux sociaux afin d’appeler à la ratonnade anti-artistes. Une petite resucée locale de l’affaire des caricatures de Mahomet, lorsque quelques imams danois avaient entamé une tournée des popotes islamiques en 2006, armés de faux dessins aptes à détourner les frustrations et la colère des masses sur l’Occident décadent et dépravé.
Cette fois-ci, à l’échelle de la modeste Tunisie, devenue la vitrine des révoltes arabes depuis un certain mois de janvier 2011, le Palais Abdellila, qui abritait l’exposition, a été pris d’assaut par une foule de salafs fanatisés qui s’en sont ensuite donné à cœur joie pour saccager la matérialisation concrète de leur haine. Résultat : l’exposition a été mise en pièces tandis que le gouvernement « islamiste modéré » dominé par le parti Ennahda s’escrimait à jouer les islamo-centristes en condamnant « tous les extrémismes », non sans recommander le « respect du sacré ». Le chef spirituel du parti majoritaire, cheikh Rached Ghannouchi, s’il a formellement blâmé le déclenchement des émeutes, en les imputant d’ailleurs un peu hâtivement à des sbires du régime déchu de Ben Ali, n’en a pas moins défendu le principe d’une « marche pacifique » en faveur du rigorisme islamique.
Dans une frange non négligeable de la jeunesse et des élites tunisiennes, la circonspection des autorités a provoqué un tollé : toutes proportions gardées, en 1990, imaginait-t-on la Place Beauvau inviter la communauté juive à la discrétion après la profanation du cimetière de Carpentras ? Gênés aux entournures, les leaders ennahdistes essaient de ménager la chèvre et le chou : assurer l’ordre et la sécurité d’un côté- nous sommes au début d’une saison touristique qui s’annonce pour le moins incertaine- et ne pas désespérer leur base la plus radicale, de l’autre. Nous avions déjà analysé avec moult exemples le dilemme des « islamo-démocrates » de la tendance AKP-Ennahda-Frères Musulmans dernière mouture : gagner en respectabilité sans perdre leur capacité à jouer sur les revendications identitaires de leur fraction la plus contestataire. Pour ce faire, un pas de deux avec leurs frères rivaux salafistes s’avère souvent nécessaire, dans des stratégies à plusieurs bandes, suivant qu’ils s’adressent à leurs partenaires occidentaux ou qu’ils investissent sur le marché politique intérieur.
Depuis le triomphe électoral d’Ennahda, les salafistes assurent ainsi le service après-vente du gouvernement tunisien. Par contraste, leur rôle de mauvais flics – qui s’en prennent aux maisons closes, aux filles trop légèrement vêtues à leur goût et à l’héritage de la Tunisie bourguibienne en général- appuient le légalisme et la modération relative des partisans de Ghannouchi. Dans le même temps, les nahdaouis prospèrent sur un terrain culturel que les salafistes moissonnent régulièrement, le plus souvent par la violence, le bruit et la fureur. En donnant des gages de stabilité et d’islamiquement correct, avec Ghannouchi comme porte-voix extérieur au gouvernement, Ennahda espère asseoir son hégémonie culturelle et, par la même occasion, sa domination politique, dans un schéma gramsciste finalement assez universel.
Aujourd’hui même, alors que plusieurs groupes de barbus prévoyaient de manifester contre les « atteintes aux valeurs du sacré », ils ont de leur propre chef annulé leurs cortèges du vendredi, en appelant à « l’apaisement ». Voilà qui plaide d’autant plus pour une collusion entre nahdaouis et salafs, que les hordes les plus fanatiques, celles du mouvement Ansar al Charia, ont elles aussi renoncé à défiler, appliquant ainsi scrupuleusement la consigne du ministère de l’Intérieur : ne pas manifester. Tout au plus un sit-in minimaliste sera organisé devant la Kasbah, que les Tunisiens appellent joliment « Premier ministère », histoire de porter haut et fort les revendications morales des salafistes sous les fenêtres de Hamadi Jebali.
Alors, manifestation pacifique ou simple histoire de famille ?
*Photo : Magharebia
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