À Tunis et auprès de ses sympathisants français, l’assassinat de Chokri Belaïd n’en finit pas de déchaîner les passions. Celui qui servait de porte-voix médiatique au « Front populaire » tunisien, agglomérat de petites formations de la gauche radicale, faisait figure de symbole, tout particulièrement aux yeux des salafistes qui, non contents de s’en prendre aux mausolées populaires, aux libres penseurs et aux femmes, avaient juré de ramener son scalp, comme nous le rappelait opportunément Antoine Menusier.
Si on ne connaît toujours pas l’identité des tueurs, leur mobile ne fait aucun doute : mettre l’opposition frontale aux islamistes en émoi en ciblant sa voix la plus forte. Il est donc plus logique d’imputer la responsabilité du crime à la mouvance salafiste, à défaut d’accuser le parti au pouvoir Ennahda qui doit aujourd’hui gérer sa première grande crise gouvernementale, que d’imaginer un coup monté par d’anciennes barbouzes benalistes voulant mettre le pays à feu et à sang (encore que…).
Le corps de Belaïd à peine refroidi, le chef du gouvernement Hamid Jebali a répondu aux manifestations anti-islamistes en annonçant vouloir former un gouvernement apolitique, constitué de purs technocrates en lieu et place de l’attelage improbable qui gouverne le pays. Quoique majoritaire en voix et en sièges, tant pour des raisons d’arithmétique politicienne qu’afin de se forger une image plus consensuelle, Ennahda a en effet dû s’associer au Congrès Pour la République (CPR) du président Marzouki ainsi qu’au parti Takatoul du président du Parlement, deux mouvements de centre-gauche, pour composer le cabinet issu de l’élection de la Constituante en octobre 2011. Mais Jebali a beau clamer ses désirs de dialogue, la rue islamiste – ennahdistes et salafistes confondus – et son propre parti lui ont dit niet : pas question de renoncer à la légitimité des urnes pour acheter la paix sociale. Cortège contre cortège, Tunisiens séculiers et barbus ont pu se compter tandis que prévalait le statu quo gouvernemental. Malgré tous ses efforts, Jebali n’avait pas avancé d’un pouce jusqu’à sa démission d’hier soir, les médias mettant massivement son impuissance sur le compte du chef spirituel d’Ennahda, le cheikh Rached Ghannouchi, censé incarner l’aile dure du parti de la renaissance islamique.
À y regarder de près, la donne semble un peu plus compliquée. Primo, la crise de l’exécutif consécutive à la mort de Belaïd touche avant toute chose les alliés « laïcs » d’Ennahda, qui perdent de plus en plus de plumes politiques à force de se vouloir à voile et à vapeur. Ainsi du CPR qui vient de perdre la moitié de ses troupes après la défection de son secrétaire général, moins islamo-compatible que son ambitieux fondateur Marzouki. Fait sans précédent depuis la révolution de janvier 2011, le général Rachid Ammar, le chef d’Etat-major des armées – qui fit preuve d’une bravoure et d’une présence d’esprit inégalées lors de la chute de la maison Ben Ali – est dernièrement sorti de son devoir de réserve pour publiquement tancer un membre du gouvernement. La faute en incombe à Slim Ben Hmidane, ministre CPR des « Domaines de l’Etat », lequel avait évoqué des propos que le général aurait prétendument tenus en plein conseil des Ministres. Fort de son image de gardien de la révolution, Ammar a infirmé la version du ministre et fait part de sa vive préoccupation face à la situation sécuritaire. Un épisode anecdotique qui en dit long sur la fébrilité des gouvernants tunisiens, le doigt sur la couture du pantalon dès que les forces de sécurité interviennent. Vingt ans après, le scénario-catastrophe de l’annulation des élections algériennes de 1991 remportées par les islamistes du FIS reste sans doute dans toutes les têtes…
Secundo, la mouvance islamiste tunisienne a diversement réagi à l’attentat contre Belaïd. D’aucuns pointent l’éternel double langage de Ghannouchi, qui entonne un refrain démocratique devant l’Occident et parle charia dans le Golfe. D’autres parlent du premier ministre démissionnaire Jebali comme d’un « modéré », « pragmatique » ouvert au compromis. En fait, sous la pression des quelques milliers de salafistes sabre au clair arborant l’étendard noir flanqué de la seule devise « Mohamed est l’Envoyé de Dieu », Ennahda balance perpétuellement entre deux registres. D’où le désaccord parfait entre Jebali et Ghannouchi, savamment mis en scène par les deux protagonistes. D’un côté, le discours raisonnable et rassembleur du gestionnaire des affaires courantes quotidiennement confronté aux affres du pouvoir partagé. De l’autre, les imprécations non dénuées de références aux droits de l’homme (ce qui devrait faire réfléchir les chantres de l’universalisme aveugle…) d’un Rached Ghannouchi gardien de l’orthodoxie islamiste, qui s’adresse prioritairement à la base radicalisée de ses troupes. Cette ambivalence permanente a été brillamment décryptée par Michaël Bechir Ayari dans son article sur « le dire et le faire d’Ennahda », au sein de l’excellent ouvrage collectif dirigé par Samir Amghar, Les islamistes au défi du pouvoir. Sans remettre en cause la sincérité des uns et des autres, rappelons que leurs rôles politiques[1. Au risque de renoncer aux envolées lyriques, rappelons que nulle morale individuelle n’entre en ligne de compte quand il s’agit de politique.] respectifs leur font jouer des partitions sensiblement différentes, malgré leur substrat idéologique commun. Par-delà ses contradictions, le peuple d’Ennadha persiste à braver les regards occidentaux : d’après un récent sondage, malgré l’usure du pouvoir, le parti islamiste se hisserait toujours à la première place du podium en cas d’élection, devant le bloc néo-bourguibiste L’Appel de la Tunisie.
Tout ceci ne nous dit pas qui a tué Chokri Belaïd, quand auront lieu les prochaines élections, ni quand un nouveau gouvernement sera formé et un projet de Constitution adopté. Rien n’est joué, d’autant qu’une majorité absolue de Tunisiens rechigne à enterrer les acquis du bourguibisme – Code du statut personnel et autres droits de la femme – dans un linceul vert et noir.
*Photo : Thierry Brésillon.
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