Avec l’Histoire, on n’est jamais déçu en bien. Et quand ça arrive, on découvre très vite qu’on s’est fait filouter. (Je me souviens de ma joie, en 1993, partagée avec une tribu de journalistes résidant à l’American Colony, à Jérusalem, lorsque fut annoncé le début du processus de paix entre Palestiniens et Israéliens). Bref, les pessimistes ont souvent raison, ce qui met en rage les optimistes qui pensent que les pessimistes ont tort d’avoir raison (et qu’eux-mêmes, s’ils ont tort, ont raison d’avoir tort).
C’est que l’optimisme historique, autre nom du progressisme, ne procède pas de l’observation de la réalité, mais d’une pétition de principe. L’optimisme est la première qualité de la gauche, a écrit Laurent Joffrin quelque part. Dans cette perspective, tout changement est nécessairement affecté d’un coefficient positif, a fortiori quand il peut se parer de l’adjectif « révolutionnaire », la volonté de conserver quelque chose du passé (à l’exception notable des acquis sociaux et des souvenirs de nos crimes) étant tenue pour une régression.
À intervalles réguliers, nous sommes donc conviés à communier dans la célébration planétaire des progrès de la liberté et de la démocratie. Au signal, on est prié d’applaudir – le signal apparaissant sur nos écrans sous la forme de foules manifestantes et, un peu plus tard, des mêmes foules faisant la queue devant des bureaux de vote. Et on n’aime pas beaucoup les casseurs d’ambiance, les jamais contents, ceux qui voient le mal partout. Il faut dire qu’on n’a pas tant d’occasions de s’enthousiasmer.
Il y a deux ans, les révolutions arabes nous offraient justement une merveilleuse occasion de nous enthousiasmer. Pour une fois, on n’avait pas à se prendre la tête avec la complexité. Il n’y avait pas à choisir son camp, c’était tout vu : qui préférerait l’oppression à la liberté ? Pour nous, Français, l’excitation générale se doublait de la fierté de voir nos cousins tunisiens brandir notre devise nationale. Cette révolution, c’est un peu nous qui la faisions.
Nul n’ignorait, bien sûr, que le plus dur était à venir et que la chute des dictateurs ne ferait pas pousser des démocraties. Pis encore, tout le monde savait que les seules forces politiques non compromises avec les régimes étaient les partis islamistes. Curieusement, il était interdit d’en parler. Le moindre doute, le moindre questionnement sur la suite des événements était considéré comme une trahison de la Révolution, un crime contre l’espoir des peuples. Le scepticisme était un racisme – « Vous pensez que la démocratie, ce n’est pas bon pour les Arabes ! » Dans des journaux souvent prompts à dénoncer les intellectuels qui parlent à tort et à travers, on se mit à recenser les inquiets, les mous et même les silencieux. Ne pas seulement s’émerveiller, c’était avouer qu’on préférait le bon vieux temps des dictatures. Comme si « ce qu’on aurait préféré » avait le moindre intérêt.
C’est dans ce climat éminemment propice à une discussion sereine que Le Monde publia une pleine page intitulée « L’intelligentsia du silence », se demandant ce qui rendait nos clercs (ou certains d’entre eux) si peu diserts et soupçonnant qu’ils étaient « gênés aux entournures ». Que peut-on attendre de gens qui passent leurs vacances à Marrakech ?, lâchait Régis Debray, que l’on a connu plus élégant. Daniel Lindenberg diagnostiqua pour sa part une nouvelle poussée de néo-conservatisme. Il est vrai que certains des récalcitrants de 2011 avaient refusé de condamner la guerre en Irak, c’est tout dire. Lindenberg éructait : «Obsédés par la peur de la charia, ils sont pris au dépourvu, comme s’ils n’étaient pas équipés du logiciel leur permettant de comprendre que ce qui se passe, en particulier en Tunisie, est tout simplement un « printemps des peuples ». » On aimerait savoir ce que Lindenberg pense aujourd’hui de ses déclarations. Mais ça, on ne le saura jamais. Parce que ces déclarations n’ont jamais existé. Pas plus que cette page du Monde. Eux n’ont pas changé, c’est la situation qui a changé. Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent de l’Histoire.
Au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd, certains commentateurs ont prononcé l’acte de décès de la Révolution tunisienne avec l’assurance qu’ils avaient hier pour interdire toute interrogation à son sujet. Le Monde affirme dans un éditorial : « Ce qui est sûr, c’est qu’Ennahda a laissé s’installer un climat délétère en tolérant une incessante série de violences à l’adresse de tous ceux qui ne pensent pas selon ses canons. » Alors, on n’attend pas du Monde ou de Lindenberg qu’ils fassent leur autocritique. Ni qu’ils présentent leurs excuses à tous ceux qu’ils ont insultés, encore que ce serait classe. Mais on apprécierait qu’à l’avenir, ils se rappellent que le scepticisme est un droit de l’homme. Et, parfois, une obligation intellectuelle. Même s’il est moins agréable d’avoir raison avec Alain Finkielkraut que tort avec Daniel Lindenberg. En attendant, l’étonnante résistance d’une partie de la société tunisienne à la régression que prétend lui imposer l’autre partie prouve peut-être, finalement, que même les pessimistes peuvent se tromper.
Cet article en accès libre est issu de Causeur magazine n°56 de février 2013. Pour lire tous les articles de ce numéro, rendez-vous sur notre boutique en ligne : 6,50 € le numéro / 12,90 € pour ce numéro + les 2 suivants.
*Photo : Sarah Mersch. Cortège funéraire de Chokri Belaïd
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