Alors voilà, ça recommence. Après les carnages de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher, de Copenhague, Tunis est frappée à son tour. Au Bardo, ancienne résidence beylicale qui héberge une collection de mosaïques romaines unique au monde. J’imagine que les sagouins qui ont assassiné une vingtaine d’innocents à la kalachnikov avaient choisi le lieu de la tuerie comme un clin d’œil macabre aux profanations de l’Etat islamique contre les sites archéologiques en Irak. De l’art préislamique, romain de surcroît, donc païen, un fou d’Allah ne peut le tolérer. Évidemment, comme le répètent les experts télévisuels qui ne savent rien mais vous diront tout, la principale cible de l’attentat est le tourisme, poumon économique de la Tunisie qui risque de faire encore cruellement défaut à la balance des paiements. Les transferts de devises n’étaient déjà pas fameux, mais là, j’ai bien peur que mes compatriotes du côté paternel ne connaissent plusieurs longues années de disette touristique comme l’Egypte après le massacre de Louxor en 1997…
Dix-sept touristes tués, dont deux Français, des Japonais, Italiens, Sud-Africains, etc. A ma grande surprise, il paraît qu’aucun policier ou militaire armé ne gardait l’entrée du musée. Moi qui ai connu les années Ben Ali où on recensait pratiquement un flic par habitant, je me dis que les temps ont bien changé. Non que le flicage généralisé ait empêché l’attaque à la bombe contre la synagogue de la Ghriba, à Djerba en 2002, ni que la démocratie tunisienne naissante n’expose davantage le pays au terrorisme. Simplement, en visite à Paris, le ministre des Affaires étrangères Taïeb Baccouche a reconnu une « négligence » dans le traitement de la menace djihadiste. Il y a de quoi s’interroger, quand on sait que les dirigeants tunisiens surveillent le brasier libyen comme le lait sur le feu. Au début du mois, le président géronte Beji Caïd Essebsi et son gouvernement s’étaient farouchement opposés aux projets guerriers du président égyptien Sissi en Libye, au prétexte qu’une intervention étrangère ne ferait que souffler sur les braises du terrorisme. Moi aussi, à défaut d’ongles à ronger, je me mords les doigts d’avoir eu raison trop tôt : la guerre occidentale en Libye se paie aussi cher que l’expédition de cowboys en Irak. Soit dit en passant, la coalition franco-britannique qui a chassé Kadhafi de son trône a réussi à cumuler les erreurs de Bush (attaquer un Etat faible ennemi d’Al-Qaïda) et d’Obama (retirer précipitamment ses troupes) de façon à créer un vivier favorable à l’Etat islamique. Si on m’avait dit qu’un jour, nous regretterions Saddam et Kadhafi…
Au terrorisme réticulaire nul n’est tenu de résister. J’ignore si les tueurs du Bardo venaient de la frontière algérienne, le long de laquelle les forces tunisiennes bataillent depuis des années, de la version libyenne de l’Etat islamique, ou de quelque réseau local dormant. Ni sur combien de complices en cavale ils s’appuient. Le « risque zéro » n’existe pas, sinon pour les pilotes de drones, confortablement assis sur leur siège à des milliers de kilomètres de leur cible. L’inverse des terroristes, qui se font un point d’honneur de mourir au combat, les armes à la main, pour rejoindre leur paradis virginal. Eux se prennent pour des martyrs, alors qu’ils ne sont jamais que les pantins d’un gigantesque complot ourdi contre la civilisation, la beauté et l’intelligence. Nulle puissance mondiale n’en tire les fils, ces égorgeurs sont bien assez grands pour tuer de sang-froid, jouir du sang de leurs victimes et du spectacle de leurs exactions.
Pendant que ça canardait sec dans le musée, les députés tunisiens débattaient hier encore d’un projet de loi antiterroriste. Certes, sans crier inconsidérément à Big brother, je ne me fais guère d’illusions sur l’efficacité de ce genre de législation qui conforte les conspirationnistes dans leurs délires (« on vous l’avait bien dit que les services commettent eux-mêmes les attentats pour surveiller, manipuler les masses et imposer des mesures liberticides »). D’ailleurs, le lecteur de Debord et Sanguinetti que je ne cesse d’être s’afflige de leur détournement à la petite semaine par tous les tenants conspis de la « stratégie de la tension ». Revue et corrigée par des ânes bâtés à la Thierry Meyssan, cela donne une vulgate qu’on connaît bien : il n’est de terrorisme qu’organisé (par les Etats-Unis et Israël). Et les dessinateurs de Charlie, ils se sont fait hara kiri ?
L’une des rares bonnes nouvelles du jour est à dénicher dans la réaction des islamistes « modérés » d’Ennahda. Tiraillés entre leur réformisme et la pression de leur frange la plus obscurantiste, les barbus fréquentables de Tunis ont longtemps joué sur tous les tableaux, maniant l’ambiguïté à leur avantage jusqu’à ce que leur malignité de Florentin ne se retourne contre eux, jusqu’à leur faire perdre les dernières législatives. Les voilà enfin devenus raisonnables, unis aux bourguibistes dans une alliance improbable pour s’éviter un destin à la Mohamed Morsi. Ils ont clairement condamné le massacre du Bardo, à une ou deux déclarations baroques près – comme cet ancien Premier ministre ennahdiste s’épanchant sur le sort du musée sans trouver aucun mot de compassion pour les victimes. Singulièrement, au mois de janvier, après la mort d’un des fils du grand rabbin de Tunis dans le mitraillage de l’Hyper Cacher, les islamistes furent les premiers à présenter leurs condoléances à son père, directeur d’une école loubavitch de Tunis. À croire que le Président de la République et le Premier ministre, pourtant fort modérés, éprouvèrent une petite gêne à l’idée d’honorer un de leurs compatriotes enterré pour l’éternité à Jérusalem.
Mais assez d’idées noires. Au chapitre des rares réjouissances que les circonstances autorisent, je placerai les communiqués des médias tunisiens. Sur Twitter, la radio privée Mosaïque FN a rendu compte des événements sans une seule sortie de route. Au début, j’ai tiqué en lisant le nom de « martyre » (istishhad), que les grands canaux arabes ont trop tendance à réserver aux terroristes kamikazes du Hamas et autres excités à ceintures d’explosifs. Mais non, si martyrs il y a eu, d’après la presse et les canaux audiovisuels locaux, ce sont bien le policier, l’employée du musée et les touristes lâchement assassinés.
Hier soir, en passant rue Barbet-de-Jouy, dans les quartiers chics de Paris, j’ai croisé un peloton de CRS bouclant la rue de l’ambassade de Tunisie. Quelques heures plus tôt, en écho à la manifestation tunisoise de l’avenue Habib-Bourguiba, des anonymes s’étaient rassemblés devant la représentation tunisienne en signe de solidarité. À tout hasard, s’il venait à l’envie des Tunisiens d’organiser une grande marche antiterroriste sur le modèle du 11 janvier, je leur suggèrerai de ne pas suivre notre exemple lacrymal. Claironner « Je suis Charlie » l’âme en berne et les yeux en pleurs n’échaude aucun djihadiste.
Non, je verrai plutôt une grande foule dire sa colère, une vraie, une bonne, une méchante !
*Photo : Ali Ben Salah/AP/SIPA . AP21708842_000024.
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