« Tueurs de masse » : une malédiction américaine?


« Tueurs de masse » : une malédiction américaine?

flingue elliot rodger

Elliot Rodger avait 22 ans et la tête du fils de votre voisin de palier. Plutôt joli garçon, timide et bien élevé, il étudiait au Santa Barbara City College, dans cette paradisiaque Californie du sud toujours nimbée de soleil.

Or le 23 mai 2014, Rodger poignarde à mort ses trois voisins de cité universitaire, puis sillonne Santa Barbara en voiture, tirant sur les passants – d’abord, sur les jeunes femmes. Il se loge enfin une balle dans la tête. Bilan du massacre : 6 morts, 13 blessés. Dans sa voiture, deux pistolets automatiques 9mm, un Glock, un Sig Sauer et dix chargeurs pleins – le tout acquis légalement.

Fils d’un producteur d’Hollywood, Elliot Rodger a tout pour être heureux : vols en première classe, BMW personnelle, accès à volonté à des concerts privés, etc. Mais de longue date, le jeune eurasien brûle sourdement d’une folle rage intérieure. Solitaire, rejeté, frustré par l’indifférence féminine, la vue des couples enlacés sur les plages de Santa Barbara le torture toujours plus. Dans sa confession, il se déplore « puceau à 22 ans ».

Pour en finir, Rodger bricole son petit « crépuscule des dieux » personnel. Et prend tout le temps d’en imaginer et exécuter le scénario, partant d’indiscutables « références » :

– Comme le Norvégien Anders Breivik, il écrit un manifeste long de 141 pages. Il y crie sa rage, ses frustrations, sa haine des dragueurs multipliant les conquêtes, son envie de mort.

– Comme les jihadis, il réalise sa vidéo-testament. « Demain, conclut-il – ce sera vraiment le lendemain – je me vengerai de l’humanité, de vous tous ».

– Comme les gangsters de Los Angeles, la métropole voisine, il pratique le « drive-by shooting« , longeant les trottoirs et flinguant les passants à la volée.

Certes, ses voisins le trouvent bizarre et ses condisciples, un peu fêlé. Même ses propres parents (divorcés) le jugent inquiétant – au point de dénoncer leur rejeton à la police locale, un mois avant le drame. Mais, venus entendre Rodger junior, les policiers l’estiment équilibré et maître de lui. Ils repartent en s’excusant presque.

Au moment d’écrire cette étude, telle est la dernière tuerie de masse aux Etats-Unis, pays qui a vu naître cette sanglante pratique. Et qui, avec horreur, la voit aujourd’hui proliférer.

Donnons d’abord au phénomène son importance réelle. Psychologiquement, elle est immense : l’Amérique unanime souffre à chacune de ces tueries de masse ; le président en exercice pleure toujours dans les médias leurs innocentes victimes. Mais leur nombre est finalement assez faible : depuis le début 1984 (soit, jusqu’à la fin 2014, trente ans pleins) on déplore 71 de ces « mass shootings« , ayant provoqué au total quelque 600 morts.

Ce, alors que, de 2003 à 2012, les Etats-Unis recensent de 14 000 à 17 000 homicides par an, une moyenne de 16 000/an pour la décennie entière (voir le tableau). Plus frappant encore : les Etats-Unis comptent 1,3 million d’homicides par armes à feu de 1968 à 2012 – soit plus d’assassinats dans le pays que de morts au combat à l’étranger, durant toutes les guerres faites par ce pays depuis sa fondation.

Il n’empêche. Enfants ou adolescents abattus dans leur école même ; corps d’adultes sans vie jonchant le sol d’un cinéma ou d’un centre commercial : cent fois vues dans les médias, ces horribles scènes poussent à l’action le gouvernement des Etats-Unis, et d’abord le FBI, sa police fédérale.

En avril 2014 encore, le ministre de la justice américain (« Attorney general« ) s’alarme : de 2000 à 2008, on compte en moyenne cinq de ces tueries de masse par an aux Etats-Unis. Mais depuis 2009, on en recense 15 par an, avec bien plus de victimes, morts et blessés, qu’auparavant[1. US Department of Justice – 15/04/2014 – « Following mass shooting incidents, Attorney general Holder urges Congress to approve $ 15 million to train law enforcement officers for ‘active shooter’ situations ».].

D’où mobilisation et prise au sérieux de la menace – ce qui naguère, passée l’émotion du moment, n’était pas forcément le cas. Un élan nouveau pour le FBI – qui a déjà défini et mesuré cet effrayant phénomène, dans l’idée d’ébaucher un diagnostic, crucial préalable à tout éventuel traitement ou riposte. Cette définition, ces fondamentaux, les voici.

Dans le langage du FBI, le massacre de masse se nomme « mass shooting incident » et son acteur « active shooter« . Pour différer des règlements de comptes et des crimes intrafamiliaux ou passionnels, l’acte doit advenir dans l’espace public et provoquer au moins quatre morts. Si le tueur meurt dans l’action (suicide, tir policier, etc.), il compte au nombre des victimes.

L’active shooter  arrive sur une scène donnée avec la volonté préméditée de tuer en accéléré un maximum de monde. De fait, la tuerie va vite : 12 minutes en moyenne dit le FBI ; dans 37% des cas, moins de cinq minutes. Le tueur est un homme (97% des cas), seul (98% des cas[2. Exceptions : les tueries de Columbine et de Westside Middle School, où les tireurs sont deux.]. Son âge moyen : 35 ans. Avant leurs attaques, suivant lesquelles 40% d’entre eux se suicident, ces individus sont en majorité repérés comme déséquilibrés.

Origines ethniques : sur 66 cas pertinents de 1982 à 2013, 44 sont Blancs ; 11 Noirs ; 6 Asiatiques ; 4 Latinos ; 1, Amérindien – on est proche de l’éventail ethnique américain – rien de significatif ou bouleversant là-dedans.

Ces tueries se produisent d’usage dans l’espace public. En majorité dans des établissements d’enseignement[3. De 2000 à 2010, une centaine d’agressions violentes, et de tueries, ont frappé les campus américains, si bien que des vigiles y sont désormais formés à repérer des individus anxieux, déprimés, confus, bizarres, au propos décousus, etc., pour tente d’identifier des « active shooters« . Sans grand succès jusqu’à présent.] ou lieux de travail. Sur 62 cas définis : enseignement : 12 cas ; travail : 10 cas. Tous les autres cas : des centres commerciaux, lieux de culte, restaurants et bâtiments officiels, au petit bonheur.

Venons-en à l’essentiel : pourquoi ? Pourquoi massacrer ainsi ses concitoyens ou ses voisins – des inconnus le plus souvent ? Souvent mais pas toujours : le tueur de masse peut parfois amorcer son massacre « en famille », puis sortir tirer dans la foule. Comment expliquer cela ?

Eh bien, l’Amérique ne l’explique pas – en tout cas, pas clairement : des psychologues, enquêteurs, professeurs, parlent d’isolation… de rage… de culpabilité… de honte… de problèmes psychologiques… d’addictions ou de mariages ratés.

Certes mais comment passer de l’hypothétique au concret ? Exemple, Aaron Alexis qui, le 13 septembre 2013, tue 12 personnes au fusil de chasse, dans un bâtiment (sécurisé) de la Marine de guerre, à Washington, avant d’être abattu par un policier. Electricien sous-traitant de la Navy, ce métis converti au bouddhisme entendait des voix et jouait à des jeux vidéo violents. Sans doute paranoïaque, il a agi en pleine confusion mentale….

Combien de cas semblables qui jamais ne passeront à l’acte ? Et le profil du FBI ne nous éclaire pas plus : un homme jeune ayant fait des études supérieures ; ayant connu des déceptions et frustrations, socialement isolé et incapable d’assumer ce qu’il éprouve et l’accable.

Combien d’Américains entrent dans ce tableau, de l’amant éconduit à celui qui a raté un examen ou perdu son boulot ; sans oublier l’étourdi ou le farfelu ? Des mâles isolés, sombres et mutiques, blancs et jeunes, il y en a vingt millions aux Etats-Unis, aussi bien en proie à une rage de dents qu’à une psychose homicide ou à un chagrin d’amour.

Encore, l’origine psychologique n’est pas certaine : parfois, la biologie s’en mêle. Le premier massacre de masse moderne – 15 morts, 32 blessés – advient ainsi en août 1966 à l’Université d’Austin (Texas). Finalement abattu par la police, Charles Whitman, 25 ans, décrit dans son testament d’étranges pulsions homicides et suggère une autopsie – qui révèle l’existence d’une grosse tumeur dans un secteur cérébral régulant l’agressivité.

Malgré tous les essais de profilage, étudier la liste des tueurs de masse donne l’inquiétante impression qu’au bout du compte, l' »active shooter » américain est un peu Monsieur tout-le-monde…

Venons-en à l’exposition médiatique de ces tueries. Notamment en France, elle ne facilite pas la compréhension du phénomène. Car, délaissant la réalité du terrain, les médias scrutent le seul petit bout d’une lorgnette idéologique, où ils ne voient que l’extrémisme politique et l’interdiction des armes à feu.

Débarrassons nous d’abord du fantasme journalistique qui à chaque attaque ou massacre, ressuscite les milices de l’Arkansas ou le Ku Klux Klan du Mississippi.

– le tueur de masse de Fort Hood est démocrate,

adolescents-tueurs de l’école de Columbine : leurs parents sont démocrates,

– le tueur de Virginia Tech est sympathisant démocrate,

– le tueur du Cinéma Colorado Theater a travaillé pour la campagne présidentielle de Barack Obama,

– le tueur de l’école de Sandy Hook est libertarien et végétarien.

Où sont les milices et le Ku Klux Klan ?

Les armes, maintenant.

Contrairement au cliché médiatique, la manie des armes ne grandit pas aux Etats-Unis, au contraire. Dans la décennie 1970, la moitié des foyers américains en possède une ou plusieurs, mais ils ne sont plus que 34% en 2012[4. General Social Survey (bisannuel) : 1970 : 50% des foyers ; 1980 : 49% ; 1990 : 43% ; 2000 : 35 % ; 2012 : 34 %.]. Lente décrue donc, mais même si l’interdiction des armes automatiques était votée demain – elle ne le sera pas, on le verra plus bas – la situation échapperait pourtant à tout contrôle. Circulent en effet d’ores et déjà aux Etats-Unis de 3,3 à 3,5 millions de fusils d’assaut AR-15, un si populaire équivalent US de la Kalachnikov qu’on l’a surnommé la « Barbie Doll » des armes longues…

Sur 143 armes à feu identifiées lors de massacres, de 1982 à 2012, on compte 71 fusils d’assaut et autres armes automatiques avec chargeurs à grande capacité ; 28 carabines, 23 armes de poing et 21 fusils de chasse. 70% de toutes ces armes ont été légalement achetées.

Après le massacre de Sandy Hook (décembre 2012) le président Obama exige du Congrès des lois concrètes : vérifications avant un achat sur Internet ou lors d’une foire aux armes ; interdiction des chargeurs d’armes d’assaut à grande capacité – toutes mesures vite enterrées par le Sénat. A l’avenir, on pourrait renforcer les contrôles d’identité lors d’achat d’armes, et donner des amendes pour trafic illicite, mais même cela n’est pas sûr.

D’autant moins désormais qu’au Colorado – Etat ayant connu deux graves massacres, 30 morts au total – deux sénateurs démocrates de l’Etat, partisans du contrôle des armes, ont été battus par deux républicains pro-armement.

Enfin si, comme le serinent nos médias, armes à feu hors-contrôle égalent massacres de masse, pourquoi n’y a-t-il aucun acte analogue au Brésil et au Mexique, qui comptent dix fois plus d’armes illicites que les Etats-Unis ?

Que faire? L’Amérique ne sait pas trop. Le problème semble la dépasser. Comme vu plus haut, l’Attorney général Eric Holder a récemment demandé au congrès 15 millions de dollars, pour que la police puisse « faire face aux menaces, se protéger et sauver des vies innocentes ». 15 millions de dollars ? Une misère, pas même de quoi « flinguer les flingueurs », pour parler comme Charles Pasqua, qui voulait « terroriser les terroristes »

Ainsi, peu de certitudes et une Amérique qui n’arrive pas à se regarder dans la glace. Or à ce jour, de tels massacres de masse adviennent d’abord dans des sociétés riches et de type évangélique, comme les Etats-Unis. Des sociétés qui ont sombré dans le conformisme et la bienséance. La monochromie y règne. Toute expression forte ou dissidente y fait horreur. Toute négativité en est bannie, au point que les églises n’y montrent plus le Christ crucifié – insupportable vision d’une choquante torture. Cas typique : l’Amérique suburbaine du Colorado où en 1999, deux élèves du lycée Columbine abattent 13 de leurs condisciples et en blessent 32 avant de se suicider.

Pour un criminologue, ce qui provoque ces massacres n’est pas l’accessibilité des armes aux Etats-Unis – même si c’est d’évidence un facteur aggravant – mais un facteur enfoui au cœur de la société américaine. Comparons avec un drame social français : l’alcoolisme, phénomène profondément enraciné et fort difficile à réduire. Or l’alcoolisme n’est pas réductible à la seule disponibilité de l’alcool : souvenons-nous des Etats-Unis et de la prohibition. Voilà ce qu’il faut méditer, au lieu de s’hypnotiser sur des outils homicides.

Au fond, ces massacres de masse concernent d’abord des êtres humains, et les armes loin derrière. L’homme n’est pas un robot ; jeune, aventureux, il est souvent outrancier de propos ou d’actes (« il faut bien que jeunesse se passe »). Étouffez-le sous le politically correct et le gnan-gnan bienséant, vous aurez inévitablement 999 moutons bêlants et une bombe humaine. Blaise Pascal l’a dit dès le XVIIe siècle : « Qui veut faire l’ange, fait la bête ». Le catholicisme l’aura mieux intégré que le protestantisme : voici sans doute l’un des fondements de toute l’affaire.

*Photo: SIPANY/SIPA. SIPAUSA30107258_000034



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