La sensibilité qui semble dominer, ici plus qu’ailleurs, est celle d’une certaine indulgence pour le président élu américain. La jubilation produite par la déroute du camp de la « bien-pensance », par l’explosion induite du couvercle de béton qui recouvre les difficultés et parfois les souffrances des classes moyennes et populaires, par le pied de nez au discours convenu des thuriféraires du libre-échange dérégulé et mondialisé est sans doute l’explication de cette indulgence. Il serait cependant dangereux que tout cela amène à « euphémiser » la catastrophe que cette élection représente pour les Etats-Unis, et, par propagation, pour nous tous. Dans L’Esprit de l’escalier, Alain Finkielkraut analysait cela comme « le produit » d’une « grande mutation ». « Il est ce qui arrive quand l’esprit des jeux vidéos, des tweets et de la télé-réalité remplacent le livre », s’expliquait-il. C’est d’ailleurs cette phrase qui a inspiré mon article précédent. Des propos du philosophe sur le nouveau président américain, Donald Trump, il semble que ce qui en est retenu et commenté est l’expression « gros con » ; c’est celle que je me propose ici de développer un peu, au-delà des exemples cités, en montrant qu’elle signifie bien plus qu’un « cri du cœur ». Je serais par ailleurs surpris que ces interprétations soient, pour l’essentiel, désavouées par l’auteur de ce cri.
Il n’est pas soutenable de faire l’impasse sur le personnage, de considérer comme anodines ses déclarations abjectes, et ses prises de positions délirantes, comme si les décisions qui allaient suivre, les politiques qui allaient être appliquées seules avaient de l’importance, et qu’elles ne seraient en rien corrélées à son inconséquence. Les premières nominations infirment déjà cette imprudente insouciance. Mais avant même que l’exercice du pouvoir donne matière à confirmer ce jugement, le comportement de Donald Trump s’avère être une grave régression par rapport à un certain nombre de valeurs politiques et sociales établies. Montesquieu a dit « le pire que puisse faire un ministre n’est pas de ruiner le pays, mais de donner un mauvais exemple ». A notre époque, avec la visibilité radicale que produisent les nouvelles technologies de l’information, un tel avertissement résonne avec bien plus de force encore. Cette dimension exemplaire, pour le meilleur, et, en l’occurrence, surtout pour le pire, projette chaque trait du personnage sur la totalité de la société américaine.
Trump incarne la négation de la fonction présidentielle
Un principe fondamental de nos états démocratiques modernes est la séparation entre la personne privée et la fonction d’Etat dans laquelle elle s’incarne et – normalement à ce niveau – se transcende. Désormais, quand Donald Trump parle, il ne s’agit plus du chef d’entreprise, du chef de clan, de l’histrion médiatique, ou du grand consommateur de femmes. C’est le Président qui parle et dont la parole engage l’Etat, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens américains. S’il est vulgaire, menteur, raciste ou machiste, c’est l’ensemble du corps social – au-delà même des frontières de ce grand pays, dans la mesure où il est un des pivots de la « communauté internationale » – qui s’en trouve éclaboussé. Le plus préoccupant, c’est qu’il semble que chez lui, cette distinction fondamentale de la personne et de la fonction ne semble même pas être perçue. Quand Sarkozy avait sorti son fameux « casse-toi pauvre con », nous fûmes nombreux à nous sentir personnellement honteux. Mais au moins l’intéressé a-t-il eu conscience de la portée de ce dérapage, puisqu’il a confessé plus tard le regretter.
Il ne semble pas que les insanités « trumpiennes » aient quelques chances d’être un jour objets de repentance pour leur auteur. L’avoir élu, puis bientôt, accepter qu’il exerce normalement ses prérogatives – sauf ultime coup de théâtre – équivaut en théorie pour le peuple américain (au moins) à les ratifier, à les assumer, comme s’ils étaient des traits de leur conscience collective. Certes cela peut être vrai pour une partie de la population ; mais le devoir d’un gouvernant « normal » à ce niveau, est précisément de résister à ces tendances ; en d’autres termes, il doit chercher à tirer cette fraction de la société « vers le haut », au lieu de la conforter dans ses bassesses, et d’encourager des phénomènes régressifs. Alors qu’il devrait incarner, à travers sa fonction, les plus hautes valeurs de la civilisation souvent portées dans l’histoire par les Etats-Unis, en ridiculisant cette mission, c’est tout le contraire qu’il promeut obstinément.
Trump incarne la fin du progrès de la civilisation.
Ce n’est rien moins que le processus de civilisation, axe central de la lecture de l’histoire de Norbert Elias qui se trouve remis en question par cet évènement. Selon cet auteur, le progrès de la civilisation repose avant tout sur « l’intériorisation individuelle des prohibitions autrefois imposées de l’extérieur , dans une transformation de l’économie psychique qui fortifie les mécanismes d’auto-contrôle exercés sur les pulsions et les émotions, et fait passer de la contrainte sociale à l’auto-contrainte » [1]. Pour le dire autrement, une société civilisée, apte à s’épargner l’exercice de la violence d’Etat, n’est concevable qu’avec des sujets responsables, autonomes, maîtres de leurs pulsions et dominant leurs sentiments. Donald Trump incarne tout le contraire : il n’impose aucun filtre à ses émotions, aucun frein à l’exhibition de ses pulsions, et même s’en fait une fierté. L’exemple qu’il offre ainsi en spectacle est délétère, puisque c’est en même temps une des conditions de base du vivre-ensemble qu’il encourage à bafouer.
La grossièreté du langage, l’absence de politesse envers ses interlocuteurs relève de cette même incapacité à s’élever au niveau d’une sociabilité indispensable à la vie en commun. Beaucoup de « rebellocrâtes » – pour reprendre l’expression de Christophe Guilluy – se réjouissent de ce qu’il « casse les codes ». Ils devraient y regarder à deux fois. Il faudrait prendre conscience que lesdits codes sont précisément une façon de conjurer la violence réciproque. Robert Muchambled[2] a montré que l’invention des codes de civilité sous l’Ancien Régime a une portée politique, qu’ils régulent le lien social et traduisent en comportements le contrat entre les citoyens. A l’inverse leur ébranlement depuis mai 68 est inséparable de la crise politique et sociale dans laquelle nous pataugeons depuis plusieurs décennies.
Trump incarne la « ringardisation » de la vertu civique.
Il invoque comme preuve d’intelligence la façon dont il est devenu riche « J’ai utilisé les lois de ce pays tout comme les grands de ce monde dont on parle chaque jour dans les pages éco, pour faire du bon boulot pour mon entreprise, pour moi-même, pour mes employés, pour ma famille, etc ».[3] Cela signifie qu’il semble n’avoir même pas conscience que l’intérêt collectif existe, en dehors de la somme des intérêts particuliers, et que la vie en société implique souvent un arbitrage difficile entre les deux.
Trump remet en cause le progrès des valeurs universelles.
Au moins nous épargne-t-il les subtilités des débats sur les effets pervers des politiques de droits de l’homme, sur les dérives communautaristes de l’antiracisme, les injonctions à la repentance de l’anticolonialisme, ou les excès revanchards du féminisme militant. En proclamant fièrement un racisme basique – « la paresse est une caractéristique des Noirs… » -, une désinvolture pour les droits de l’homme – « je remettrai en place la torture par la noyade et je remettrai en place bien pire que la torture par la noyade » -, un mépris des femmes – « les femmes, vous devez les traiter comme des chiennes » -, en s’exposant donc à la critique dans des termes dépassés depuis un demi-siècle, au moins peut-il réunir contre lui tous les courants idéologiques sérieux du jour.
Trump incarne un nouvel enterrement de la culture.
En 2003 déjà, Jean-Pierre Le Goff fustigeait dans un ouvrage « la barbarie douce ». La logique des modes d’expression dominant cette nouvelle société du spectacle et de ses déclinaisons numériques aboutit à ce qu’elle devienne « dure », et la défaite de la pensée décrite en 1987 par Finkielkraut se prolonge ici en débâcle. Or, l’élection de ce personnage à la tête de la première puissance mondiale s’avère être un jalon supplémentaire décisif de cette descente aux enfers. Les anglicistes ont noté la pauvreté de son vocabulaire, son goût pour les tweets donne la mesure de l’ampleur de ses pensées, et il semble incapable de sortir de l’univers des émissions de téléréalité pour manifester quelque préoccupation culturelle. A l’inverse de beaucoup de membres fortunés des élites mondiales qui comprennent – ne fût-ce qu’en termes d’images – la nécessité d’élargir leur horizon au-delà du monde des affaires, il n’a aucune velléité de mécénat, et je ne trouve nulle trace d’une collection privée d’art contemporain. Le message aux américains, et à la terre entière qu’une telle posture implique, est que l’argent se suffit à lui-même, et est le seul étalon propre à mesurer l’accomplissement humain. On peut penser que c’est précisément l’illusion mortelle portée par le néolibéralisme contre laquelle il est temps de s’insurger.
Trump incarne la prédilection pour la loi de la jungle.
De cette focalisation sur la réussite matérielle découle l’encouragement de comportements corrosifs du lien social : un survol rapide de ses citations prouve sans équivoque que sa grille de vision du monde se résume à l’opposition gagnants/perdants, avec évidemment l’injonction de tout faire, sans barguigner sur les moyens, pour être du bon côté. Cela implique le mépris manifeste pour les autres, qui transpire en permanence de ses propos. Comme modèle de vie sociale, cela revient à préconiser ni plus ni moins le retour à l’état sauvage. Là encore, les pesanteurs sociales existant déjà en ce sens impliquent que nos responsables politiques pèsent de toutes leurs forces pour y résister, si l’on veut laisser un monde vivable aux générations qui viennent.
Trump l’anti-modèle
Pour conclure, qu’il me soit permis de rappeler l’évidence sociologique que l’on se construit à travers les autres, par eux, et pour eux. Une introspection élémentaire révèle que dans son histoire personnelle, parmi ces « autres », émergent toujours quelques figures, des personnalités qui nous marquent, qui gravent les points fixes de nos boussoles psychiques. C’est par eux que l’on hérite l’essentiel de ce que l’on devient, ou souhaite devenir. Ils sont nos modèles et le sentiment qu’on leur porte s’appelle l’admiration. Pourtant, ce sentiment devient inopportun en ces temps d’individualisme forcené qui laissent se répandre l’illusion d’un individu libre et autonome, s’autoproduisant, capable de se construire par lui-même sans recours à quelque transmission que ce soit. Et en même temps c’est un des ingrédients essentiels du ciment social qui se désagrège. L’admiration est devenue un sentiment indésirable, et les valeurs dominantes de nos sociétés de méfiance incitent à le refouler s’il semble s’insinuer quelque part dans notre conscience. De ce point de vue, Donald Trump est efficace : il est le repoussoir idéal de toute velléité d’admiration, l’anti-modèle parfait.
[1] La Société de cour, Flammarion, 1993
[2] Robert Muchambled ; Société policée. Politique et politesse en France du XVIe au XXe siècle, Seuil – 1998
[3]Toutes les citations sont reprises de ça Trump énormément, Le Cherche Midi, 2016
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